Des corps, libres dans leur mouvement, et qui dansent. D’une danse, contemporaine dans sa composition, et politique dans son message. Qui parle d’immigration. Qui interroge le droit des uns d’être libres dans leur mouvement face au non-droit des autres d’être libres dans le leur. (crédit photo : Ismaïla Mahamadou Laouli)
Un t-shirt. Un short. Du muscle bien sculpté s’aperçoit et de l’entraînement transparaît lorsqu’un pas est fait. C’est athlétique. Ça demande de la fluidité dans l’exécution : les habits n’ont pas forcément tout voilé. Un sérère s’y serait retrouvé, car, dans cette page de danse qui s’écrit sous une musique d’ailleurs, on bouge comme on bougerait dans un mbapatt. Et ça s’entraîne à bien exécuter les figures.
Ne rien faire, n’exécuter aucune figure, n’est pas dans cet exercice synonyme d’immobilisme.
Certaines lignes de la page disent qu’il ne faut pas bouger, qu’il faudra à un moment bouger comme possédé et, quelques fois, bouger comme dans la peau d’un caméléon. Bouger ? Glisser ! Glisser, précisément, comme sur les flots. Comme pour transformer des chairs dansantes en de fluides flots humains. Et Human flots se parfait, dans ce jardin baigné de soleil de l’Institut français de Dakar.
Cette chorégraphie n’est pas que danse. La musique s’est tue, les bras des danseurs l’accompagnent dans sa mort, qui flotte dans l’air, ainsi que flottent peut-être dans le fond de l’océan les mains de naufragés qui avaient placé leur dernier espoir de réussite dans la précarité d’un bois.
Désespoir : le désespoir, sous la plume de Abdou Ngom, se danse. En njuug, en Baara Mbay, en scènes de lutte, en toute acrobatie et des fois sous un air qui rappelle le désert. Human flots esquisse aussi des pas inspirés par le hip-hop. Ici, pas de mélange fortuit. Ici, une symbiose construite autour des influences du chorégraphe.
«Dans ma danse, j’ai plusieurs danses», explique le petit monsieur par la taille et grand par l’expérience qu’il partage sur la scène de répétition.
«Avant la danse, je suis gymnaste et karatéka. Ensuite, j’ai fait la danse hip-hop», renseigne le chorégraphe qui cite, entre autres danses du hip-hop qu’il pratique, le breaking, le popping, le locking. Dans le corps du chorégraphe, il y a du métissage artistique, qu’il essaie de faire ressortir dans sa création de danse contemporaine. Beaucoup en un parce qu’aussi, monsieur s’ennuie à ne faire qu’une chose.
C’est alors lui qui a écrit le spectacle, qui en corrige les détails en répétition, en régule le flux.
L’obsession : faire à la Noé, un parfait bateau, pour contenir tout le flow de cette chorégraphie liquide. Dans cette arche de Human flots, cependant, chacun des onze danseurs apporte sa planche et ses clous. Le navire ne se construit pas que par son concepteur. Il se co-construit. La preuve en est qu’à la pause, danseurs et petit public venu assister à la répétition, apportent des remarques, qui seront prises en compte à la reprise.
Un mouvement des corps qui interroge la liberté de mouvement
Vendredi 3 mai, premier jour de vérité. Le Centre culturel Blaise Senghor reçoit la première représentation. Echauffements faits, 18 heures 25 mn à l’horloge, et un «bàyyi ma damay dem» s’entend dans le cercle. Cercle : les spectateurs sont disposés en 360 autour des danseurs.
Tristesse dans la musique, chaos organisé dans les déplacements des exécutants. Leurs regards sont hagards.
On part, on revient, on cherche quelque chose : rien. Tout, peut-être, en étant prêt de tout perdre, comme ceux-là qui parient leur vie dans la guerre que les pirogues livrent aux flots de la méditerranée. Puis, on se regroupe. Tous se tiennent, comme les molécules de l’eau qui fusionnent pour faire des vagues.
Puis, ondulation coordonnée des corps, comme pour dessiner une houle et traduire la force des eaux.
Puis, un mouvement frénétique vers le public, comme celui d’une eau en furie vers la berge. Puis, des chairs qui se débattent à même le sol, comme ces poissons vomis par les eaux. Puis, inertie, comme chez ces corps de migrants dégueulés par l’océan. Le public applaudit, les danseurs se relèvent…et que c’est difficile de se relever après la mort ! Mais l’art y aide et le chant, en particulier.
La chorégraphie de Abdou Ngom chante. Référence est faite par le danseur Ibrahima Biaye à la communauté léboue pour ce qui est des chants. Motivation, soulagement, manière de supporter l’enfer de l’eau : les chants englobent tout cela. Ils font en outre l’éloge du retour.
Les variations dans la vitesse d’exécution répondent à une exigence stylistique, à un désir de mimer les états de l’eau. Mais, aussi, à une envie de retracer des étapes de voyage.
«Il y a des moments où on doit attendre, attendre à la frontière, attendre pour les papiers. Il y a des moments de joie où on fête une arrivée. Après, il y a la résilience, la persévérance», interprète Laurence Munoz. L’assistante de M. Ngom poursuit : «Du coup, dans le corps, on essaie aussi de montrer dans ces arrêts, ces contrastes, tout ce qui se passe dans un voyage. Il y a des moments d’accélération, des moments d’attente, des moments où on doit forcer le passage, des moments où on doit reculer.»
La voix de Oumou Sangaré accompagne les damnés des eaux dans leur résurrection…
On ressuscite et on slame. Les mots prennent le relais, transcrivent la hargne que généraient jusque-là, muscles et souplesse. On maudit le politicien, ainsi que ce «monde pourri» qui patauge «dans la merde» du «capitalisme»… Cette danse, contemporaine, dans laquelle s’exprime Abdou Ngom est résolument politique. «Personnellement, dit-il, j’essaie de m’exprimer, de faire débattre, de faire réfléchir.
Et je pense qu’à partir de ce moment, c’est politique, pour moi.
Il y a une prise de position et l’envie que par les corps, les voix, le mouvement, on puisse s’exprimer, échanger, se rapprocher, questionner.» Ce qui se questionne ici, c’est l’immigration clandestine. «Parce que d’une certaine manière, ça me touche. Je suis d’origine sénégalaise, je suis né au Sénégal.
A l’époque où mon père est parti, c’était cool.» Le père parti a fait venir femme et fils, raconte le fondateur de la compagnie Stylistik.
Le déplacement le concerne alors «même si ce n’est pas la même époque. Aujourd’hui, je me questionne sur pourquoi il y a certains qui ne peuvent pas voyager de manière sûre et tranquille». Ceux-là qui «doivent demander la permission alors que moi, avec mon passeport français, je vais où je veux». Pourquoi il y en a qui meurent dans la mer, d’autres, dans le désert ?
M. Ngom questionne…
S’entame dans l’enceinte de Blaise Diagne une autre partition de l’œuvre écrite par Abdou Ngom. Lui, est hors cercle et du dehors, tient le gouvernail. C’est aussi l’étoile qui guide la pirogue dans les ténèbres des nuits de traversée méditerranéenne. Ses hochements de tête suivent le mouvement des corps de ses danseurs qui se tordent.
Il acquiesce par le regard, corrige le geste par un signe de la main.
Il danse sans bouger, son cou s’allonge, il contemple. Au coin des lèvres, ça sourit : sûrement est-il satisfait de l’énergie que ses danseurs dégagent. De rendu. Tout s’est travaillé en neuf jours, et il s’en réjouit, en n’excluant pas le travail de perfectionnement. Pour l’heure, apothéose. A 19 heures, le spectacle se clôt avec le flot de spectateurs qui est venu rejoindre les danseurs du Human flots dans l’enceinte.
Lequotidien