L’année 2023 est exceptionnelle à plus d’un titre. Deux géants, le cinéaste Sembène Ousmane et Cheikh Anta Diop, le savant, célèbrent leur centenaire. Un évènement que les plus hautes autorités n’ont pas marqué comme il se doit. Le Sénégal aurait pu faire mieux dans la célébration de ces icônes, estime le fondateur du cinéclub Samba Felix Ndiaye, le journaliste et critique de cinéma, Aboubacar Demba Cissokho. Du 26 au 29 décembre 2023, il a proposé une sélection de films dont les thèmes font écho à la pensée de Cheikh Anta Diop.

Le cinéclub que vous avez mis en place, a proposé un programme de films pour rendre hommage à cette illustre figure qu’est Cheikh Anta Diop. Qu’est-ce qui a guidé le choix de ces films ?

Le cinéclub a une vocation militante, une vocation d’éveil des consciences sur des sujets politiques, culturels. Le centenaire de Cheikh Anta Diop est donc l’occasion de montrer des films dans le cadre du programme général de célébration. Ce n’est pas en concertation avec les autres, parce que j’ai attendu qu’il y ait un volet cinéma, et je ne l’ai pas vu. Donc, on l’a fait sur quatre jours.

Le choix des films s’est fait sur la base de thématiques dont nous pensons qu’elles sont abordées dans l’œuvre de Cheikh Anta Diop, ses travaux de recherche, son combat politique, culturel, artistique.

On a choisi ces films dans cette perspective-là. Les mamans de l’indépendance de Diabou Bessane, c’est bien sûr la lutte pour les indépendances avec la dimension occultée de la participation des femmes à cette lutte. Cheikh Anta Diop a été militant de la lutte pour les indépendances depuis qu’il était étudiant en France. Il a été Secrétaire général des étudiants du Rassemblement démocratique africain (Rda) à Paris.

Ensuite, il est venu créer des partis politiques ici, a milité pour l’indépendance et quand il est venu continuer son combat, l’indépendance était au cœur de son idéal.

Le deuxième film sur Omar Blondin Diop, c’est aussi la répression politique sous Senghor, l’emprise de la puissance coloniale sur le devenir de nos pays à travers la figure de Blondin et de tout ce qu’il symbolisait. Cheikh Anta était là aussi et il a subi la répression d’une certaine façon. Il a fait de la prison, ses partis ont été dissous. Ses premiers partis, le Bloc des masses sénégalaises (Bms), le Front national sénégalais (Fns) et après le Ras­semblement national démocratique (Rnd) qui est resté sans récépissé pendant cinq ans.

Et le film Mk : l’Armée secrète de Mandela aborde la question des luttes pour les indépendances, sous l’angle des luttes de libération nationales armées.

Cheikh Anta a apporté son soutien à tous ces mouvements de libération à travers le continent, de l’Algérie, en passant par le Mozambique, la Guinée-Bissau, l’Angola, et la lutte contre l’apartheid. Ce film avait donc sa place dans la programmation. Et ensuite, il y a Kemtiyu qui revient sur l’itinéraire de Cheikh Anta, de Ceytu à Dakar, en passant par Paris, etc.

Ces films interpellent par leur actualité. On a l’impression que ça se passe maintenant…
C’est ça aussi l’intérêt de l’art, du cinéma. C’est d’interpeller les gens sur une situation à un moment donné, mais c’est aussi les faire réfléchir, des années après, sur le fait de mesurer le chemin parcouru. Où on en était ? Où on en est aujourd’hui ? Est-ce qu’on a fait des progrès ou régressé ? Aujourd’hui, on a l’impression que les femmes n’ont pas participé aux luttes de libération.

Mais le film Les mamans de l’indépendance dit autre chose.

Et aujourd’hui, sur les champs politiques, la femme est toujours d’une certaine façon, ramenée à l’accompagnement des hommes, à être dans le folklore, etc. D’une certaine façon, on n’a pas bougé, on a même régressé quand on regarde le rôle de ces femmes-là. Quand on regarde Omar Blon­din, on voit toutes ces questions qui sont posées sur le devenir de nos pays, le leadership et autres. La lutte de libération en Afrique du Sud avec ce que Mandela et ses compagnons ont fait.

Les gens se disent que ce n’est pas pour cette situation que nous vivons aujourd’hui que nous nous sommes battus.

Et le dernier film, Kemtiyu, montre comment on a empêché Cheikh Anta d’enseigner, ses idées qui n’ont pas été diffusées. On a fait des progrès, mais on peut se demander : et si on avait laissé les idées de Cheikh Anta prospérer ? Et si on avait enseigné sa pensée, ses œuvres à l’école, du préscolaire à l’université ? Si on avait appliqué ne serait-ce qu’une partie de son programme politique, son programme de développement ?

Avec des si, on peut refaire l’histoire, mais ce sont des questionnements. Nous avons voulu cette programmation pour poser des questions. Parce que Cheikh Anta aurait fait la même chose, se poser des questions. Ça fait 60 ans qu’on parle des mêmes sujets. Où est-ce qu’on en est ?

Justement ce double centenaire, est-ce que pour vous le Sénégal l’a bien célébré ?
C’est difficile à dire, mais à mon avis, on pouvait faire mieux. 2023 a été une année extraordinaire. On a ouvert l’année avec le centenaire de Sembène et on l’a finie avec le centenaire de Cheikh Anta. C’est extraordinaire parce que ce sont deux grandes figures politique et culturelle. Il y a eu le colloque à Saint-Louis, il y a eu des projections à notre modeste niveau. On a montré 3 ou 4 films de Sembène. Mais je pense qu’on aurait pu faire mieux au niveau institutionnel.

On aurait pu, peut-être, baptiser une rue ou un centre Sembène Ousmane, essayer de voir comment faire faire des progrès à notre cinéma. La Direction de la cinématographie aurait peut-être pu organiser une grande caravane avec les films de Sembène, parcourir le pays et montrer ces films pendant toute l’année. On ne l’a pas fait. Ce n’est pas perdu, on peut le faire l’année prochaine puisque les films sont là, les élèves sont là et sont en demande. Pour Cheikh Anta, je trouve que c’est encore trop élitiste.

Ce sont des intellectuels qui réfléchissent sur l’égyptologie.

Mais pour moi, l’année de ce centenaire aurait dû être mise à profit pour introduire la pensée de Cheikh Anta à l’école. Pour moi, ç’aurait été la meilleure célébration. Que cette année scolaire qui a démarré en octobre, qu’on introduise, pour marquer le centenaire de Cheikh Anta, sa pensée à l’école primaire. Ça fait une dizaine d’années qu’on en parle, mais il n’y a encore rien. Ç’aurait été une belle façon de célébrer son centenaire.

Comme on dit, ce sont les générations qui, les unes après les autres, posent les pierres.

Peut-être que dans cinq ans, on va mesurer le chemin parcouru et dire qu’on a fait des progrès. Mais je pense qu’au niveau institutionnel, ministères de la Culture, de la Jeunesse, de l’Education, de la Femme, au plus haut sommet, on pouvait faire quelque chose. Mais c’est le Sénégal qui est comme ça. On n’aime pas se regarder dans le miroir.

Mais Sembène a été célébré partout dans le monde, au Brésil, au Maroc, en Tunisie. C’est dommage, mais il faut espérer qu’on va se réveiller.

Lequotidien

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