Grâce à une expertise avérée, les charpentiers de la ville de Rufisque reçoivent des commandes d’un peu partout. Faisant de la fabrique des pirogues leur métier de toujours, ils peinent cependant à vivre correctement parfois. Aujourd’hui, ils veulent une meilleure considération.
Au milieu des pirogues éparpillées sur une surface restreinte, un groupe de personnes est en pleine discussion sous un hangar. De temps à autre, une tasse de thé passe d’une main à l’autre. L’ambiance est bonne. Et la brise marine fouette les visages décontractés. Nous sommes chez les charpentiers de Rufisque. L’atelier est coincé entre le quai de pêche de Ndeppe et l’aire de transformation des produits halieutiques. «Aujourd’hui, on n’a pas travaillé, c’est pourquoi on est tous là pour profiter de ces instants», confie Birane Sarr, le maître des lieux. Ce matin, l’atelier est calme, contrairement aux jours de travail où règne une grande frénésie avec des coups de marteau qui se mêlent aux autres instruments servant à couper le bois. Ces artisans qui maîtrisent parfaitement leur art sont très sollicités. «On reçoit des commandes partout à travers le pays, notamment à Kayar, Saint-Louis, Fass Boye, Bargny et ici à Rufisque», soutient Birane qui loue le matériel avec lequel les artisans travaillent dans cet atelier naval. Le caïlcédrat et le bois «samba» importé de la Côte d’Ivoire sont principalement utilisés ici.
Cette recherche de la qualité est le souci permanent de ces travailleurs qui ont en tête la sécurité des pêcheurs en mer. «Une fois fabriquées, ces pirogues ne peuvent jamais couler facilement en mer. Même si un accident peut arriver en haute mer, comme il en arrive sur la route, chaque jour. Mais en ce qui nous concerne, nous faisons de notre mieux pour mettre les hommes de mer dans les meilleures conditions de sécurité», explique Birane Sarr.
En face de lui, le vieux Baba Diagne coupe en petits morceaux, un sac de riz vide. Ce charpentier qui fut l’un des premiers apprenants de cet atelier s’est reconverti dans le colmatage des trous et autres fentes des pirogues une fois les premiers travaux terminés. «C’est un travail minutieux qu’il faut pour à colmater les trous. Car, il faut bien le faire à l’intérieur comme à l’extérieur de la pirogue pour éviter que l’embarcation ne prenne l’eau», explique cet artisan expérimenté.
Ni retraite ni allocation
Pour avoir été dans ce chantier naval plusieurs années durant, Baba Diagne n’a plus la force physique d’exercer. «C’est un métier difficile, risqué et qui ne rapporte pas d’argent», reconnaît Birane Sarr. Selon lui, ce métier est plutôt destiné aux jeunes, car il ne peut être exercé une fois qu’on atteint la cinquantaine. «Le risque réside dans le fait qu’on travaille avec des instruments tranchants qui ont déjà causé plusieurs accidents ici. Mon jeune frère a la main droite complètement sectionnée par un instrument. Moi-même, j’ai beaucoup de cicatrices au niveau de mon pied», dit-il en soulevant un pan de son pantalon de la jambe droite. «Tout ça, c’est à cause du travail difficile que nous faisons ici», ajoute Birane.
En tant qu’artisans, ces charpentiers se sentent toujours oubliés dans les programmes et appuis de l’État. «Or, reconnaît Malick Mbathie, un des leurs, nous sommes incontournables dans l’approvisionnement de poissons aux populations. Parce que sans charpentier, le pêcheur ne peut aller en mer, le mareyeur ne peut faire son business. Encore moins le revendeur avant de parler de la consommation». Les acteurs de ce corps de métier ne disposent pas d’une structure qui peut défendre leurs intérêts ou leurs droits en tant que travailleurs. «Nous n’avons ni retraite ni allocation. Quand on est malade ou blessé, on se prend en charge tout seul. À l’heure actuelle, on devait avoir un vaste chantier naval avec toutes les machines et l’électricité», regrette Baba Diagne.
Pour l’heure, ce n’est pas encore le cas dans cet atelier qui vit au jour le jour et en fonction des commandes. À ce titre, un problème récurrent vient bloquer le travail de ces ouvriers. «Nous disposons de moins en moins de bois, car la coupe est interdite et cela est un frein pour le métier qu’on est en train de faire», estime Birane Sarr. Un autre problème que ces artisans craignent, c’est l’avènement des pirogues en fibres de verre. La plupart d’entre eux pensent que ces embarcations ne sont pas adaptées avec les méthodes de pêche actuelles. «Beaucoup de pêcheurs ne connaissent pas ces pirogues qui sont d’un autre genre, mais avec celles que nous fabriquons ici, ils peuvent tout faire en haute mer, sans courir des risques inutiles», assure le vieux Baba Diagne.
Baye Bara, le «père» et le «fondateur»
Birane Sarr est l’aînée d’une fratrie de neuf enfants dont le père, Bara, est le fondateur de cet atelier de charpenterie. «Tous mes frères sont des charpentiers comme moi. Ils sont un peu partout au Sénégal à faire ce métier, notamment en Gambie, en Casamance, à Joal et Fass Boye», soutient le bonhomme avec un ton modeste. Selon lui, son père Bara, natif de Dakar, fut le premier à implanter un tel atelier à Rufisque. Et depuis lors, plusieurs dizaines de personnes ont reçu une formation dans ce métier. Baba Diagne qui a été avec le vieux Bara Sarr depuis ses débuts, perpétue le travail avec les fils de ce dernier. «Bara m’a formé et grâce à lui, j’ai pu fonder une famille et je vis à Rufisque», témoigne-t-il. En effet, avant d’être implanté dans la «vieille ville», l’atelier était d’abord à Dakar, puis à Bel Air. «C’est en 1974 que nous sommes venus à Rufisque», fait savoir Baba Diagne. Depuis lors, plusieurs pêcheurs venant d’un peu partout du Sénégal font appel à ces braves gens. «Une fois, un navigateur allemand m’a fait faire deux grandes pirogues. C’est aussi une reconnaissance de l’expertise que nous avons dans ce domaine», reconnaît Birane, digne héritier du grand charpentier Bara Sarr. À Rufisque où il a vécu une grande partie de sa vie avant de tirer sa révérence, Baye Bara était connu de tous.
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