C’est en 1927, que le fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba Khadimou Rassoul, a été rappelé à Dieu. Laissant derrière lui un legs et une communauté avec des projets inachevés. Il fallait quelqu’un pour mener le bateau à bon port.
C’est ainsi que son fils vivant le plus âgé, en la personne de Serigne Mouhamadou Moustapha, a pris les rênes pour poursuivre la mission.
SERIGNE MOUHAMADOU MOUSTAPHA (1927-1945) : Celui que Bamba désignait comme son successeur
Par la suite, son père, le Cheikh en personne, se chargera de guider ses pas dans les arcanes de la formation mystique.
Jamais étudiant ne fut aussi doué. Il excellera à un point tel que son père le désignera comme successeur avec pour mission le raffermissement de la cohésion de la communauté mouride dans le but de la faire prospérer, mais surtout l’édification de la grande mosquée pour la seule gloire de Dieu.
Il n’est peut-être pas superflu de dire que les contemporains ont rapporté que son père lui témoignait une réelle affection, car on avait le sentiment qu’il savait qu’il avait bien investi sa confiance.
Lorsque, de guerre lasse, au terme d’un exil pénible et inique en Afrique centrale, le pouvoir colonial se résolut à ramener Cheikh Ahmadou Bamba au Sénégal, il se trouva placé devant un constat d’échec quant à sa tentative de liquidation du Cheikh et de ses idées.
Mais il ne désarma pas pour autant : le combat fut transposé sur le plan culturel.
Sa nouvelle stratégie fut d’entreprendre d’effacer de la mémoire du peuple jusqu’au souvenir de Cheikh Ahmadou Bamba, par le biais de la scolarisation d’enfants dont on allait planifier savamment le lavage du cerveau, le déracinement culturel et l’européanisation par l’assimilation aux mœurs occidentales.
Selon les espérances du pouvoir colonial, le mouridisme devait s’effondrer de lui-même dès la disparition de son fondateur, miné par les dissensions qui naîtront forcément, croit-il, des querelles successorales, mais aussi par les séductions de la vie matérielle qu’il offre.
La première occasion que Cheikh Mouhammadou Moustapha Mbacké eut de montrer qu’il était à la hauteur des espérances de son père, ce fut en 1927, lorsque le Cheikh disparut.
‘’La rapidité et la pertinence de sa réaction, le sang-froid, la discrétion et le courage avec lesquels il fit transférer l’illustre corps à Touba, dans le contexte très coercitif de la période coloniale, forcent encore, de nos jours, l’admiration, quand on sait qu’il n’était pas facile, à l’époque, de braver le pouvoir blanc (il a donné une sépulture à son père sans en informer l’Administration, en se passant surtout de son autorisation) et d’encourir les foudres de son courroux.
Au mépris des risques patents, il a exécuté les dernières volontés de son père : lui assurer une sépulture en tout conforme à ses vœux, selon la procédure qu’il avait lui-même indiquée, surtout en s’assurant que son corps ne soit point souillé, ne serait-ce que par le simple regard d’un membre de l’Administration coloniale’’, lit-on dans le site.
Il était en parfaite intelligence avec ses proches.
D’abord, avec ses frères et sœurs : bien qu’il fut l’aîné et le légataire de Serigne Touba, donc le seul maître autorisé à décider souverainement avec l’assurance d’obtenir l’obéissance stricte de ses cadets qui voyaient en lui leur vénéré père, il a préféré, en toute chose, les consulter pour tenir compte, très étroitement, de leurs avis.
D’ailleurs, il est de notoriété publique qu’il vénérait ses frères et sœurs qu’au demeurant il chérissait, car lui aussi voyait en chacun d’entre eux son illustre père.
Sur cette question de ses rapports avec ses cadets, le témoignage de Sokhna Maïmouna Mbacké, la benjamine du Cheikh, est particulièrement édifiant.
‘’En effet, elle aimait souvent raconter que, toute jeune, encore du vivant de leur vénéré père, à un âge où elle n’avait pas encore une conscience claire de son lien de parenté avec Cheikh Mouhamadou Moustapha, son attention avait été attirée par l’empressement de ce jeune homme à aller au-devant de ses moindres désirs, à elle et aux autres enfants du Cheikh’’, confie-t-on.
Même avec l’Administration coloniale, il a réussi à établir de bons rapports à tel point que le gouverneur général de l’Afrique occidentale française en personne a été son hôte à Touba, trois jours durant.
Il est connu de tous que la plus grande réussite à mettre à l’actif de Cheikh Mouhamadou Moustapha est, sans conteste, la construction de la Grande mosquée de Touba. Le moment venu, Cheikh Mouhamadou Moustapha entreprit de s’atteler à la réalisation du vœu de son père. Alors, devant lui, se dressèrent nombre d’obstacles et d’embûches tous plus ardus les uns que les autres.
Mais, courageusement, opiniâtrement, avec détermination, il a réussi à les abattre les uns après les autres.
Lorsque, le vendredi 4 mars 1932, il procédait à la pose de la première pierre de l’édifice en présence des dignitaires du mouridisme et d’une foule de talibés enthousiastes, que d’obstacles il avait dû franchir pour en arriver à ce jour et à ces fastes. Il a dû batailler ferme pour obtenir l’immatriculation du terrain devant porter l’ouvrage et l’autorisation de construire.
Ensuite l’autorité coloniale lui a imposé une condition qui, dans sa logique, devait signifier le coup d’arrêt mettant définitivement fin au projet.
Il ne s’agissait, ni plus ni moins, que de poser 50 km de chemin de fer, de Diourbel à Touba, pour acheminer le matériel lourd nécessaire à l’entreprise. Dans les normes, seuls un gouvernement ou une société puissante pouvaient relever pareil défi.
C’était compter sans la détermination de Cheikh Mouhamadou Moustapha : dans un délai de loin inférieur à celui imparti par le pouvoir colonial et avec les seules ressources (humaines et financières) de la communauté mouride, l’ouvrage fut réalisé.
Enfin, il a eu à déjouer les manœuvres frauduleuses d’un certain Pierre Tailerie, l’administrateur colonial ayant revêtu le manteau d’entrepreneur pour se faire adjuger le contrat de construction de la grande mosquée.
Très vite, il est apparu qu’on avait affaire à un ‘’escroc’’ qui croyait pouvoir s’enrichir sans risque, en misant sur l’ignorance du droit de ses victimes et surtout sur la peur qu’elles devraient normalement avoir de traîner un Blanc devant les juridictions, aussi bien coloniales que métropolitaines.
L’on gardait encore en mémoire la célébration du premier Magal après Serigne Touba dès 1928 (dans le sillage du fondateur qui l’organisait lui-même), point de départ d’une tradition solidement établie de nos jours et qui est devenue l’un des événements les plus importants du monde musulman.
Malgré la crise des années 1930 et les effets négatifs de la Seconde Guerre mondiale sur l’économie en général, le terroir mouride est demeuré riche, prospère, irrémédiablement inscrit dans une logique de travail, de discipline et de ferveur religieuse, grâce à l’enseignement de Serigne Touba relayé par Cheikh Mouhamadou Moustapha.
On se souvient que c’est lui que le Cheikh avait désigné pour remettre à l’Administration coloniale la somme de 500 000 F, dans le but d’aider à relever la monnaie française menacée d’effondrement. Quel bel exemple de sagesse, de dépassement et de générosité à l’endroit d’un système qui pourtant, à l’égal d’un ennemi déterminé, s’est toujours évertué à nuire ou à porter préjudice à la communauté et à son guide.
Côté économie aussi, son magistère a été rose. Pour preuve, l’on ne peut regarder les chemins de fer à Touba, l’on ne peut se recueillir dans la sainte mosquée, l’on ne peut traverser Darou Khoudoss, le cœur de Touba, sans évoquer cette grande figure de l’islam universel dont les jeunes générations ne connaissent à travers les photographies qu’un visage empreint de bonté et de sérénité, et tout baigné de la lumière de Serigne Touba à la tête enveloppé d’un turban.
Toutes choses qui corroborent les témoignages de ses contemporains le décrivant comme un travailleur infatigable, résolument détourné des mondanités, uniquement préoccupé des préceptes de l’islam et entièrement dévoué à la mémoire de son père. Il pilotait personnellement les travaux de la grande mosquée et n’hésitait pas, à l’occasion, à mettre la main à la pâte.
CHEIKH MOUHAMAD FADILOU MBACKE (1945-1968) : Le choix du disciple à la place d’un fils
Le Magal du Kazu Rajab, qui marque son anniversaire, est un événement très connu où se pressent des centaines de milliers de talibés fervents. La particularité de ce saint homme est multiple.
La réaction de son père quand il fut informé de sa naissance – Il aurait alors vivement exprimé sa gratitude à Dieu, en concluant que si ce nouveau-né n’était pas apparu dans sa famille, il se serait mis à sa recherche pour aller le retrouver où qu’il puisse être.
Le pèlerinage qu’il accomplit à La Mecque – Les circonstances de ce séjour en terre arabe furent telles, qu’il eut beaucoup de peine à rentrer sur Touba. Les Mecquois ne voulaient plus s’en séparer, ayant découvert en lui une érudition et une sainteté exceptionnelles.
Déjà tout enfant, Serigne Fallou avait commencé à se signaler comme un être d’exception. Sa mère Soxna Awa Bousso appartient à une famille d’érudits qui a donné plusieurs imams à Touba.
C’est avec une aisance surprenante que, dès l’âge de 8 ans, il se mit à l’apprentissage du Coran, sous la férule de Serigne Ndame Abdourahmane Lô au ‘’daara’’ Aalimun Xabiir, à environ 5 km de Touba. Son oncle paternel, Serigne Mame Mor Diarra, lui servit de professeur en théologie.
Sa formation dans les sciences religieuses fut complétée par le Cheikh lui-même, à son retour d’exil.
Précisons qu’une bonne partie de cette formation eut lieu en Mauritanie, à Saout El Maa (Khomack) où le Cheikh avait été déporté et où le rejoignit Serigne Fallou en compagnie de Serigne Mouhammadou Moustapha Mbacké et de Serigne Mor Rokhaya Bousso.
Un autre fait marquant de sa personnalité est son incommensurable dévotion, sa soumission inconditionnelle au Cheikh qu’il était loin de considérer comme un père, mais plutôt comme son guide spirituel, son maître.
Pour comprendre cet attachement, cette soumission quasi indescriptible, rappelons un événement qui eut lieu à Khomack.
Un matin, le Cheikh tint à son auditoire un discours qui peut se résumer ainsi : « Je ne suis ni le père, ni le frère, ni l’oncle d’aucun d’entre vous. Je suis une créature vouée au service exclusif de Dieu.
Ceux d’entre vous qui auront choisi de m’accompagner sur ce chemin que j’ai réhabilité, ceux-là sont mes fils, neveux, frères et talibés. »
Serigne Fallou et ses frères firent aussitôt acte d’allégeance et les quatre ans que dura le séjour mauritanien, ils redoublèrent d’ardeur dans leur apprentissage religieux, selon les règles établies par le Cheikh.
Cet événement fut la source d’un poème que Serigne Fallou dédia à son maître et dans lequel on peut notamment lire : « Notre espoir est en Toi, Toi qui nous as ouvert les portes de la félicité. Je Te vends mon rang de fils pour acquérir la gloire d’être Ton talibé. Et quand Tu m’auras donné cette gloire, je Te demanderais de bien vouloir l’accepter comme don pieux. »
Lorsque le Cheikh exprima sa volonté d’ériger la grande mosquée, Serigne Fallou s’engagea corps et âme dans l’entreprise : les vœux, même les plus anodins du Cheikh, sont pour lui des ordres péremptoires.
Ainsi, en 1926, alors que le Cheikh mobilisait les forces de sa communauté pour la réalisation de son projet, Serigne Fallou eut le bonheur, après de longues recherches, de découvrir la carrière de Ndock, susceptible de fournir les matériaux pour la construction de l’édifice.
En 1945, Serigne Fallou, devenu deuxième khalife, se plongea corps et âme dans la poursuite des travaux de la grande mosquée. Il eut l’insigne bonheur, le 7 juin 1963, d’en procéder à l’inauguration et d’y diriger la première prière. Son khalifat est encore évoqué de nos jours comme une période particulièrement faste pour le pays.
Tous les Sénégalais, toutes confessions et toutes ethnies confondues, le considéraient comme un vrai thaumaturge, un homme qui a reçu du Créateur le pouvoir d’accomplir des miracles.
Les vieux se rappellent que son avènement a coïncidé avec l’éradication de l’épidémie de la peste qui a décimé le pays vers la fin de la Seconde Guerre mondiale. La famine qui menaçait la population a alors pris fin et cela a marqué le début d’une ère de prospérité économique, de sécurité alimentaire et d’absence de calamité marquante.
Les jeunes générations, qui n’ont pas le bonheur de l’avoir connu, recueillent des témoignages le décrivant comme un grand-père débonnaire, à la générosité absolument indescriptible, auprès duquel toutes les détresses ont trouvé solution.
N’était-il pas le recours de tous les Sénégalais, quelle que puisse être leur origine, contre les abus de l’Administration ?
Pourquoi l’a-t-on surnommé « Na am mu am, Du am du am » ? Il était crédité du don de Dieu de voir se réaliser toutes les prières qu’il formulait, comme s’il donnait des ordres aux éléments.
Les exemples sont nombreux pour attester de ce don.
Combien de fois a-t-on fait état de paysans venus solliciter ses prières pour déclencher la pluie à un moment où une trop longue pause pluviométrique avait commencé à installer l’inquiétude dans leurs cœurs ?
Ce qu’il s’en est suivi chaque fois est encore présent dans les esprits : une abondante pluie qui contraint les solliciteurs à regagner leurs villages au triple galop sous la bourrasque, alors que, quelques instants auparavant, rien ne laissait prévoir un tel déchaînement des éléments.
Ne soyez donc pas surpris, si l’on vous dit que Serigne Fallou avait le pouvoir de parler aux animaux. A ce propos, ses contemporains rapportent un fait surprenant certes, mais très édifiant.
Des talibés sont venus un jour se plaindre auprès de lui d’un cheval rétif, par la faute duquel les travaux d’emblavure d’un champ qu’il leur avait confié avaient été sérieusement retardés.
En effet, l’animal s’était montré particulièrement récalcitrant à tirer le semoir auquel il avait été attelé. Le marabout le fit venir et, le prenant par la bride, lui adresse cette harangue : « N’as-tu pas honte ?
Là où personne ne veut être en reste pour gagner les grâces de Serigne Touba, toi qui as l’opportunité de t’impliquer, tu refuses de donner ton concours ! Vraiment tu me fais de la peine ! Je te plains ! »
Les témoins, abasourdis, virent le cheval baisser la tête, rabattre ses oreilles et verser de chaudes larmes de repentir.
Il fut désormais presque impossible de ramener à la maison, à la fin d’une journée de travail. Pris d’une ardeur inextinguible, il refusait de s’arrêter de travailler quand, au coucher du soleil, les talibés, exténués, ne pensaient qu’à regagner leurs chaumières.
CHEIKH ABDOUL AHAD MBACKE (1968-1989) : l’espoir de Serigne Touba, « Gnakk Caaxaan »
Une opinion très répandue est que, si le Coran pouvait s’incarner sous une figure humaine, il aurait, à coup sûr, emprunté les traits de Serigne Abdoul Ahad. Autant le Coran est la vérité suprême, autant Baye Lahat, comme l’appelaient les intimes, avait élevé au rang de sacerdoce la pratique de la vérité.
L’imaginaire populaire a gardé de lui le souvenir d’un homme sobre dans sa gestuelle et dans sa vêture, très convivial dans sa courtoisie et sa serviabilité envers son prochain, mais opiniâtrement arc-bouté sur la vérité. Il était connu que, personne, puisse-t-il s’agir de la plus haute autorité qu’on puisse imaginer ou du parent le plus proche, ne saurait trouver grâce auprès de lui ou compréhension protectrice, s’il est dans le tort.
‘’D’ailleurs, n’est-ce pas lui qui, dans un sermon mémorable, a donné le ton en affirmant qu’un musulman doit se retrancher opiniâtrement dans la vérité et, dans la circonstance, considérer comme de nulle différence le fait de vivre dans la chaude et agréable sécurité d’un environnement qui partage ses convictions et celui d’être en butte à l’amertume de l’hostilité des détracteurs.
Ce qui est déterminant, c’est que la constance dans ce qui est juste engendrera pour lui ce qu’il y a de meilleur’’.
Cet homme, de l’étoffe rarissime dont les témoins véridiques d’Allah sont faits, a assimilé le Coran et les sciences religieuses collatérales très tôt, sous la férule de son oncle Serigne Amsatou Diakhaté, frère de sa sainte mère, la vertueuse Sokhna Mariama Diakhaté qui aura aussi le bonheur d’être la mère de Serigne Souhaïbou Mbacké, cet autre preux chevalier de l’islam.
De l’œuvre de son vénéré père, il a une connaissance si pointue, une considération si profonde, que sa vie est la parfaite illustration des enseignements qu’elle véhicule.
Si, par sa constance dans le service de Dieu, un croyant réussi à gagner l’agrément divin, nulle entreprise humaine, nulle coalition, fût-elle dotée des moyens les plus sophistiqués, ne saurait lui causer le moindre préjudice.
Par contre, rien ne peut préserver une créature de la sanction divine si elle a le malheur d’avoir contrevenu à la loi.
Pas même l’approbation humaine la plus unanime, encore moins les témoignages les plus élogieux de ses semblables.
En talibé exemplaire, on l’a vu, agriculteur émérite, manier lui-même dans ses champs les instruments aratoires, avec dextérité et maîtrise. Sa productivité fut telle que dans ses exploitations de Touba Bélel, de Bokk Barga, de Kadd Balooji, de Mbara Dieng, il a gagné les galons de premier agriculteur.
Il a exercé le métier de commerçant, cependant sans jamais encaisser de ses clients plus qu’il ne lui est dû. Il a même tâté du transport en commun.
A l’évidence, une telle volonté de « mettre la main à la pâte » dénote chez lui la volonté de s’assurer des revenus licites, du point de vue de l’islam.
Dès son avènement, Serigne Abdoul Ahad donne le ton. Il a d’emblée déclaré qu’à ses contemporains, il servirait de témoin ici-bas et dans l’au-delà, à condition qu’ils s’enracinent dans la vérité et le service de Cheikh Ahmadou Bamba.
En conséquence, que ceux qui emprunteront les voies tortueuses des faux-semblants sachent qu’ils n’ont rien à voir avec lui, qui qu’ils puissent être.
Ainsi, on a pu voir Baye Lahat mettre fin, et de façon énergique, aux sévices de ces « conférenciers publics » appelés « diwaan kat ». Ces marchands d’illusions fondaient leur subsistance sur l’exploitation de la crédulité populaire.
Par leur discours pernicieux, ils forçaient la générosité du talibé moyen en lui faisant miroiter l’accès facile au paradis (même en tordant allégrement le cou aux principes de l’islam), pourvu seulement qu’on fasse acte d’allégeance à Serigne Touba.
A l’évidence, Serigne Abdoul Ahad ne pouvait permettre que puisse prospérer une telle supercherie, au demeurant très préjudiciable à l’image du mouridisme et de la communauté elle-même. Par la parole persuasive et par l’exemple incitatif, Baye Lahat a explicité avec une rare réussite la doctrine du travail rédempteur professée par son illustre père.
Sans risque d’être démenti, nous pouvons affirmer que c’est son discours et son exemple qui ont insufflé aux disciples mourides cet esprit combatif avec lequel ils vont à la conquête du monde.
En multipliant les ‘’daara’’, il a contribué à accentuer l’orientation de la communauté vers l’étude, la recherche de la connaissance, car c’est seulement à cette condition qu’on peut rendre à Dieu le culte qui lui est dû. Et, dans son esprit, il l’a clairement dit dans un de ses sermons : la connaissance ne peut profiter qu’à ceux qui ont « chevillé au corps » l’amour de la vérité, pour la seule face de Dieu.
« Gnakk Caaxaan » est un autre surnom par lequel Serigne Abdoul Ahad a été, de façon fort éloquente, désigné pour signifier que tout en lui exècre les faux-fuyants, la simulation, la dissimulation, la duplicité. On rapporte que ce surnom, il l’a apprécié très positivement, comme un hommage à son amour de la vérité, autrement dit à son attachement indéfectible au legs de son père et de ses illustres prédécesseurs au khalifat.
L’ardeur, l’opiniâtreté, et, surtout, le génie qu’il mettra à améliorer et à fructifier ce legs lui ont valu le prestigieux pseudonyme de ‘’Bâtisseur’’.
D’une grosse bourgade rurale, il a fait, en quelques années, une cité moderne en pleine expansion. Avec lui, Touba est devenu un vaste chantier en perpétuel devenir. C’est durant son magistère aussi que l’ancien khalife tidiane, Mame Abdou Aziz Dabakh, effectua le fameux voyage à Touba.
Pour les besoins de la fluidité de la circulation, surtout en période de Magal, l’axe qui relie Touba à Mbacké est transformé en une superbe autoroute, puissamment éclairée la nuit par une batterie de lampadaires très performants. Dans le même ordre d’idées, la ville est ceinturée par une rocade afin d’assurer un rapide dégagement des véhicules qui, autrement, engorgeraient l’agglomération.
Les rues sont tracées de façon rectiligne dans le cadre d’un lotissement scientifiquement mené.
Certains de ces axes sont bitumés, au grand bonheur des usagers. Le lotissement a permis la viabilisation de près de 120 000 parcelles à usage d’habitation et qui ont été attribuées de façon absolument gratuite et sans discrimination aux demandeurs qui se sont manifestés.
La seule conditionnalité exigée est de mettre en valeur le terrain reçu et de s’y installer effectivement.
Pour l’approvisionnement en eau, de nombreux forages sont réalisés et équipés, parallèlement à un important réseau d’adduction. Ainsi, la pression de la demande pendant les Magal et autres célébrations, est considérablement allégée.
C’est lui qui a mis sur place des cimetières, une bibliothèque équipée de moyens sophistiqués de reprographie et d’une imprimerie ultramoderne avec un conservateur de très haut niveau qui gère ce précieux patrimoine qui compte des ouvrages venus de tous les coins du monde musulman, sans parler des écrits des grands cheikhs du mouridisme.
A cela s’ajoute les autres structures sociales de bases, le poste de gendarmerie pour lutter contre la délinquance, la densification du réseau téléphonique et de l’électrification de la ville ont été érigées sous son magistère. « Au plus profond de moi, je sais avec pertinence que sur ce fauteuil que j’occupe, j’attends la mort qui, de façon inéluctable, surviendra un jour.
Et un individu sensé, qui donc sait pertinemment que cette mort est une fatalité, ne peut pas avoir le loisir de nourrir des intentions mauvaises ou de commettre des actes répréhensibles.
Il ne doit surtout ni les commanditer ni les cautionner.
Il faut que chacun d’entre vous sache que ma résolution est la suivante : je choisirai de me taire de sorte que vous n’entendiez plus ma voix, plutôt que de vous tenir un discours qui, après analyse de votre part, ne débouche pas sur votre profit ici-bas ou sur votre salut dans l’au-delà », avait-il dit dans un de ses sermons de jour de fête religieuse.
CHEIKH ABDOU KHADRE MBACKE (1989-1990) : l’imam des imams de tous les temps