Critique d’art et chercheur, Aliou Ndiaye estime qu’on ne peut pas parler d’un marché de l’art au Sénégal. Selon cet expert, trop de maillons manquent encore à la chaîne.
Est-ce qu’on peut parler d’un marché de l’art au Sénégal ?
Si on se dit qu’il y a des critères bien définis pour parler d’un marché de l’art, on peut considérer qu’au Sénégal, ces critères ne sont pas remplis. Maintenant aborder la perspective d’un marché de l’art ne peut pas se réduire au Sénégal. Dans une perspective plus ouverte, parler, par exemple, d’un marché de l’art en Afrique de l’Ouest ou en Afrique, il y a beaucoup plus de leviers sur lesquels on peut s’appuyer pour faire cette analyse et ne pas se limiter au Sénégal. Au Sénégal, le marché de l’art n’existe pas. Ce qui existe, c’est une dynamique artistique locale qui est en train d’évoluer. Parler d’un marché de l’art, c’est dire d’abord qu’il y a un milieu artistique bien organisé, des galeries qui exposent en permanence et ont une identité réelle. Maintenant ça commence à se développer et à Dakar, on retrouve de plus en plus de galeries.
Fakhoury, qui était à Abidjan et avait une antenne à Dakar, va aussi ouvrir à Paris. Ce qui est très important pour l’art contemporain africain. Etre aujourd’hui dans le marché de l’art, c’est forcément être à Paris, à New York et Londres. Ces villes sont symboliques parce que c’est là qu’on retrouve les plus grandes maisons de vente d’art contemporain. Il y a la Salle Drouot à Paris où on fait des ventes, Christie’s à Londres et Sotheby’s aux Usa. Donc, on peut dire qu’être sur ces marchés peut booster l’art contemporain. Mais au niveau africain, on n’a pas de tels espaces consacrés à la vente d’œuvres d’art devant un parterre de collectionneurs, de galeristes, etc. Cependant, on a quand même un évènementiel. Au Sénégal, on a la Biennale de l’art contemporain, en Afrique du Sud, ils ont un ensemble d’infrastructures comme ce musée Zeltz Mocaa d’art contemporain remarquable, qui offre de la visibilité aux artistes africains et permet d’exposer et montrer ce qu’ils sont en train de faire.
Un peu partout, à Lagos, en Egypte, en Afrique centrale où ça bouge énormément avec la Biennale de Lubumbashi, celles de Kinshasa et Brazzaville, les Rencontres internationales de peinture de Ouagadougou (Ripo) dont j’ai assuré la direction artistique. Ce sont des évènementiels qui constituent un costume favorable aux arts visuels et critères des arts visuels. Ce sont des évènements et des infrastructures, mais aussi des ressources humaines. On a beau avoir des infrastructures, s’il n’y a pas un dispositif de ressources humaines qui accompagne ce développement, la question du marché est problématique. Ces ressources humaines doivent être actives dans le domaine des revues spécialisées parce que si les Etats-Unis, l’Europe ou l’Asie arrivent à se positionner, c’est parce qu’il y a aussi des revues internationales qui sont très visibles où des experts font des critiques d’art, des contributions, des gens qui ont une signature et un savoir à partager. Il y a aussi les salles de vente et la cotation des artistes, qui est un travail des collectionneurs, avec les galeristes et critiques d’art. A un moment, on peut savoir dans l’espace ouest-africain ou africain, qui est à telle position.
Aujourd’hui, les ranking que nous avons, ce sont des structures occidentales qui nous les donnent. C’est à partir de leurs critères, leurs regards, qu’ils fixent leur positionnement. Ça se comprend aussi parce qu’aujourd’hui, si les artistes plasticiens africains vendent, c’est a 50, 60% dans les foires d’art contemporain comme la Foire 1-54, une foire d’art contemporain itinérante qui s’organise entre Paris, Londres et Usa. Même les foires suivent la trajectoire de ces villes. L’autre point important, c’est aussi la formation. Dans tous ces pays occidentaux, la question de la formation à l’art est prise au sérieux. Dès le Bac, un élève peut faire un Bac art plastique. Après le Bac, il peut continuer Licence, Master art. Cette question de la formation est importante parce que c’est à partir de ces ressources humaines de qualité que l’on peut occuper les musées, les revues spécialisées, les galeries et les structures de cotation et de classement pour qu’un marché puisse exister en Afrique. Il y a beaucoup d’éléments qui manquent à la chaîne mais qui seront peut-être là dans l’art. Mais pour le moment, on peut dire qu’il n’y a pas toutes les conditions requises pour parler d’un marché de l’art.
L’Afrique n’est pas l’épicentre du marché, mais participe quand même au marché par ses artistes qui sont assez bien représentés…
Je n’ai pas les chiffres en tête mais je sais que les arts africains représentent plus de 30 à 40% des ventes dans les grandes rencontres. Mais l’art n’est pas que vente. C’est aussi un produit de gouvernance, de médiation diplomatique, parce qu’il permet de faire connaître un pays. Mais pour envisager ça, l’Etat doit s’inscrire dans une perspective plus ouverte et pluridisciplinaire, qui associe tout le monde.
Dans un pays comme le Sénégal, est-ce que l’environnement économique et juridique favorise la mise en place de ce marché ?
L’environnement juridique ou économique est extrêmement important. Au Sénégal, nous avons un ministère de la Culture qui essaie tant bien que mal de faire bien des choses. Mais le véritable financement d’une économie de la culture devrait se faire avec des banques ou des acteurs qui disposent d’un fonds de garantie, qui peuvent s’appuyer sur une telle ressource économique pour développer une chaîne fiable dans le long terme, qui créent des emplois décents. En tant que perspective économique, il y a encore des choses à faire au Sénégal. Il y a aussi la loi sur les droits d’auteurs et droits voisins, qui est une sorte de mise à jour parce que nous avions eu des textes archaïques. Et il faut aller vers les décrets d’application pour savoir ce qu’on peut vraiment faire.
Il y a aussi cette loi qui dit que 1% du coût de chaque bâtiment doit aller à des œuvres artistiques…
Cette loi 68/07 du 4 janvier 1968, relative à la décoration des bâtiments publics recevant du public, appelée loi du 1%, est très importante mais en ce moment, elle a besoin d’une révision. Parce que ce serait une loi qui, dans la vision des gouvernants de ces dix dernières années, devrait être révisée pour être une loi globale sur le mécénat, qui ne concernerait pas seulement les arts visuels et le marché de l’art mais aussi le cinéma, la musique et presque tous les secteurs de la vie culturelle. Entre 1968 et 2022, le coût de l’immobilier a grimpé et il y a des paramètres à revoir. Aux dernières nouvelles, le ministère de la Culture et de la communication avait commis un cabinet juridique pour travailler dessus, avec un avocat qui est critique d’art aussi.
Est-ce qu’on peut dire que le faible pouvoir d’achat en général explique qu’il n’y ait pas beaucoup d’acheteurs ?
Il y a des Sénégalais qui aiment bien les œuvres mais qui ne peuvent pas acheter parce que ces œuvres sont hors de portée. Il y a aussi ceux qui ont les moyens et qui achètent. Et de plus en plus, il y a des collectionneurs bien sénégalais. Un de mes amis, critique d’art, avait essayé d’enquêter sur le coût des œuvres d’art achetées par ces collectionneurs, mais c’était l’omerta. Personne ne voulait communiquer sur le nombre d’œuvres et les prix. Le jour où les textes dont on a parlé seront adoptés… dans les droits voisins par exemple, il y a le droit de suite qui dit qu’à chaque fois que l’œuvre est revendue, l’artiste peut toucher 5%.
Ces ventes au niveau international posent aussi la question de la cotation…
C’est un ensemble de critères. D’abord la nature des œuvres de l’artiste, le discours qui les accompagne. Il y a aussi la renommée de l’artiste, à quel point il est traité dans les médias nationaux et internationaux. Ensuite les ventes, avec combien de galeries il a signé… De plus en plus, nos artistes vont vers une professionnalisation totale. Il y a pleins d’artistes sénégalais qui ont signé des contrats avec des galeries, qui se font exposer dans les foires. Récemment j’étais à la Foire Art Bruxelles et l’artiste Oumar Bâ, qui est installé à Genève, était bien représenté dans l’espace européen avec deux ou trois galeries qui s’occupent de ses œuvres.
Qui fixe les cotations finalement ?
C’est un ensemble d’indicateurs qu’on cumule. Par exemple, il y a des revues qui font leurs cotations. Une salle de vente à Paris peut aussi faire sa cotation. Maintenant, en faisant le cumul des cotations déjà réalisées à New York, Londres et Paris, les artistes les plus en vue à la Biennale, on peut faire une compilation et arriver à tirer une liste. C’est ce qu’avait fait André Magnin à Paris. Il avait réussi à faire sa cotation et sa liste concernant les artistes africains et les artistes au niveau mondial.
Au Sénégal, qui était l’artiste le mieux côté ?
Je pense que c’étaient Soly Cissé et Ousmane Sow.
A côté de l’organisation de biennales, d’évènements culturels autour de l’art plastique, il y a aussi de plus en plus de galeries qui viennent s’implanter à Dakar comme Cécile Fakhoury ou Selebe Yoon. C’est quand même la preuve d’une vitalité dans le secteur ?
Il y a une vitalité de l’art contemporain sénégalais. Maintenant, il faut des mesures d’accompagnement. Si on regarde toute cette vitalité, ce sont les acteurs qui sont devant, c’est-à-dire des privés. Maintenant, il nous reste à mettre en place un cadre qui fabrique des possibilités artistiques dans le long terme. Aujourd’hui à Dakar, on devrait avoir des structures qui organisent des résidences pour des artistes et faire des restitutions. C’est quelque chose de très important mais ça a du mal à prospérer parce que demandant beaucoup de moyens.
Mais ça va dans le sens de construire un écosystème artistique. Sur des points essentiels, le Sénégal est déjà dans la bonne marche et dispose d’une grande rencontre internationale destinée aux arts visuels même si c’est malheureux que depuis trente ans que cette biennale existe, nous n’avons ni un musée d’art contemporain ni un musée national. Cette politique d’infrastructure pour les arts visuels, pour la culture matérielle en général, devrait être accompagnée. Et aussi une économie articulée sur des leviers durables ouverts à la macroéconomie. Je parle des banques, des sociétés d’assurances, les caisses de dépôt. L’art, les artistes ont du mal à entrer dans ces leviers. Et il faudrait qu’ils puissent le faire pour parler d’un marché de l’art viable, d’une industrie culturelle viable, d’un écosystème artistique viable.
Vous avez travaillé sur la mobilité des artistes. Est-ce que la nature du marché sénégalais peut expliquer cette forte mobilité des artistes ?
L’expatriation est un corolaire de l’art. La culture est dynamique. Les artistes ont besoin de cette mobilité qui est inhérente à la réalité artistique. Ils s’expatrient aussi pour des raisons économiques parce que le marché de l’art se décide là-bas. Même s’il y a des artistes qui ont fait le choix de rester au Sénégal et d’y exister, comme Soly Cissé. Mais ce n’est pas parce qu’on est en Europe que ça marche. Ces artistes y vont parce qu’il y a le marché. Mais beaucoup de ces artistes sont devenus des binationaux. C’est une réalité que j’ai constatée durant mon travail de terrain où je me suis intéressé à 7 pays européens avec 10 artistes. Et il y a des enjeux fondamentaux qui vont arriver dans les 30 prochaines années.
Aujourd’hui, on parle de la restitution des œuvres d’art avec le rapport Sarr/ Savoy. Mais ce sont des œuvres d’art anciennes qui étaient au Musée du Quai Branly, etc. On va vers quelque chose d’autre. Des artistes kenyans, ougandais, sénégalais, burkinabais binationaux, vont produire des œuvres qui seront dans les musées occidentaux. A un certain moment, on se dira, ce patrimoine, est-ce celui du Sénégal ou des Etats-Unis ? Je m’inscris dans cette perspective d’analyse dès maintenant pour voir avant d’y arriver, comment réfléchir sur ces questions.
lequotidien
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