Après Babacar Fall qui s’est prononcé sur les réformes annoncées du système électoral, le juge Ibrahima Hamidou Dème sur celles de la justice et Birahim Seck sur la question de la bonne gouvernance, le secrétaire exécutif de l’ONG Environnement Développement Action pour la Protection Naturelle des Terroirs (Enda Pronat), Jean Michel Sène donne son avis sur l’objectif du président Bassirou Diomaye Faye d’atteindre l’autosuffisance alimentaire.

L’ingénieur en agroéconomie trace les voies à suivre pour une agriculture durable.

Le président de la République dans son adresse à la nation le 03 avril dernier, a évoqué sa volonté d’atteindre l’autosuffisance alimentaire. Ce qui constituait déjà un objectif pour son prédécesseur, le président Macky Sall qui n’a visiblement pas réussi ce pari. Ou est-ce que ça coince ?

Cette question d’autosuffisance alimentaire, je dirai même souveraineté alimentaire parce que l’autosuffisance, on peut l’avoir à partir des importations mais la souveraineté alimentaire, ça a bloqué sur le modèle agroalimentaire sur lequel ses prédécesseurs avaient bâti leurs stratégies politiques et qui ont montré des limites.

70% des denrées sont importées et la période de covid a montré à suffisance combien notre système alimentaire était vulnérable.

Avec les restrictions de déplacement à l’intérieur du pays comme à l’international, on avait la difficulté d’approvisionner nos marchés. Dès lors, on devrait carrément rompre avec les importations. On nous dit aujourd’hui que les importations de riz avoisinent les 100 mille tonnes par mois.

Le gap entre ce que l’on produit et ce qui est importé est important.

Pour le résorber donc, il faut toute une politique cohérente. Ce n’est pas simplement une affaire du département de l’agriculture. L’alimentation ce n’est pas seulement les produits végétaux cultivés. C’est aussi la pêche, l’élevage. Donc il faut une cohérence politique qui a toujours manqué dans les gouvernements précédents pour arriver à un juste équilibre.

Il faut revoir comment mieux valoriser, mieux exploiter les ressources naturelles dont regorge le pays. Je peux citer par exemple les terres.

On sait que le Sénégal possède 3,8 millions d’hectares de terres arables dont 2,5 millions ont été mises en cultures donc 65% des terres. Et dans ces 2,5 millions, seuls 30% sont irrigués. Ce fait justifie déjà ce gap. A cela s’ajoutent les mesures d’accompagnement telles que la subvention.

Chaque année, on déclare avoir subventionné l’agriculture à coup de milliards mais qu’est-ce qui arrive réellement jusqu’aux mains du petit agriculteur et qui arrive à provoquer une transformation positive de son système agricole ?

C’est là où on devrait s’arrêter et questionner profondément les compromis qui sont là.

Soit ce qui a été mis à disposition n’est pas arrivé et intégralement entre les mains des vrais agriculteurs qui ont nourri le pays pendant des décennies et surtout des centaines d’années avant l’ère coloniale.

“Pour cultiver, on a besoin de bras valides et ce n’est pas ce dont manque ce pays quand on sait que 76% de la population est âgée de moins de 35 ans”

A ce propos, on ne peut pas ne citer parmi les facteurs qui bloquent notre agriculture, cette influence, cette transformation de notre agriculture par le système colonial qui nous a fait croire que la terre, pour la valoriser, il faudrait tout raser, la mettre à nu et ensuite apporter des engrais et des pesticides chimiques pour sauver la culture.

Mais, ils ne nous disent pas ouvertement que ces engrais et ces pesticides chimiques, on devrait les acheter à l’extérieur et non pas les produire chez nous. Alors que ces engrais et ces pratiques de protection de culture ont été apprivoisés naturellement par l’homme et son environnement.

On n’oubliera pas aussi la question de la main-d’œuvre.

Aujourd’hui, pour cultiver, on a besoin de bras valides et ce n’est pas ce dont manque ce pays quand on sait que 76% de la population est âgée de moins de 35 ans au moment où en France ils sont aux alentours de 17%.

Nous avons de la main d’œuvre, de la terre, même dégradée, nous avons les capacités de le restaurer, nous avons de l’eau mais pas facilement accessible mais la technologie ne manque pas pour faire accéder l’eau à ces exploitations agricoles familiales.

Ces exploitations avaient cette fonction d’assurer la mise à disposition des produits.

Elles se trouvent aujourd’hui brisées, paralysées par des modèles qui ne les conviennent pas, par des modèles qui ne les soutiennent pas.

“Il faut une formation accessible aux agriculteurs dans laquelle seront valorisées les connaissances scientifiques et endogènes”

Quels seront dans ce cas les principaux leviers pour atteindre cette souveraineté alimentaire ?

Il faudrait d’abord réinvestir les bases productives au sein des exploitations agricoles familiales. Permettre qu’elles puissent avoir des équipements à leur portée, motorisés comme mécanique. Aujourd’hui, une bonne partie de la subvention ne leur est pas adressée.

Quand on parle par exemple de tracteurs, ce n’est pas à la portée de tout le monde.

Il faudrait également beaucoup travailler sur les connaissances notamment endogènes mais aussi scientifiques parce que nous faisons face aux effets des changement climatiques qui impactent négativement sur les modèles de production.

Nous avons aussi besoin de variétés adaptées mais pas exclusivement des variétés améliorées.

Il y a ce qui ressort du travail de la recherche dans un esprit de souveraineté mais il y a ce qui relève du monde paysan, de l’expertise paysanne qui a été mis au froid au profit de l’expertise scientifique, académique qui n’est tout à fait mauvaise en soit mais il faudrait arriver à ce juste équilibre et tirer de la science, le bon, le durable pour nos sociétés.

Il y a également la question de la formation.

On se réjouit aujourd’hui de la multiplication des centres de formation dans le secteur de l’agriculture mais il faudrait les multiplier et de façon à être le plus proche des communautés. Il faut une formation accessible aux agriculteurs dans laquelle seront valorisées les connaissances scientifiques et endogènes.

“Nous ignorons l’origine d’une bonne partie de ce qu’on nous présente dans nos plats mais aussi ce que cela nous rapporte”

L’arachide continue d’être la première production agricole alors que les Sénégalais consomment beaucoup plus de riz. N’y a-t-il pas besoin de travailler à la diversification des cultures mais aussi à la consommation ?

Effectivement, il s’agit d’un levier sur lequel les gouvernements précédents n’ont pas assez travaillé.

Il faut rompre avec ces modèles de culture simpliste avec une seule variété, une seule espèce. Notre « Thiebou dieune », ce n’est pas uniquement du riz. C’est du riz accompagné de poisson et des légumes.

Nous devons revenir sur ces modèles de cultures diversifiés qui ont montré leur résilience par rapport à des chocs d’ordre climatique ou autres dans les exploitations agricoles familiales mais également aussi sur le plan alimentaire. Il faudra aussi mettre en place une campagne de sensibilisation pour que le consommateur puisse savoir l’origine de ce qu’il mange.

Nous ignorons en effet l’origine d’une bonne partie de ce qu’on nous présente dans nos plats mais aussi ce que cela nous rapporte.

Il s’agit de décloisonner l’accès à l’information et malheureusement c’est devenu un luxe. Seules les personnes ayant les moyens connaissent l’origine de ce qu’il mange et de ce qu’elle rapporte.

Il faut donc déconstruire cela et ériger une politique sur des principes d’équité, d’accès à la bonne nourriture et d’accès à la bonne information pour transformer nos systèmes alimentaires.

Qui parle d’autosuffisance alimentaire pense à la production de masse donc à l’agrobusiness.

Est-ce qu’il ne faudrait pas justement aider les exploitations agricoles familiales à faire de l’agrobusiness pour féliciter l’atteinte de la souveraineté alimentaire mais surtout l’autosuffisance alimentaire.

L’agrobusiness n’est pas mauvais en soi.

C’est le modèle d’agrobusiness extraverti qui ne profite ni au consommateur ni aux ruraux. De ce que l’on sait, les ruraux sont convertis en ouvriers agricoles, dépossédés de leurs terres avec des promesses qui ne sont jamais tenues. J’aimerais bien voir des industries locales à la portée des communautés et des industries qui font vivre l’économie aux niveaux des territoires où elles sont implantées.

Ce qu’on a l’habitude de voir c’est une industrie, une grande firme qui a venir s’installer, qui va produire pour exporter et finalement ne fera que payer des maigres salaires à ces agriculteurs qui ont été convertis en ouvriers agricoles.

L’exploitation agricole familiale peut bien faire de l’agrobusiness à sa taille, à sa portée.

Et c’est le cumul de ces mini entreprises qui fera l’économie de nos territoires, nourrira les populations des zones où elles sont installées mais en même temps les centres urbains qui n’ont pas assez de potentiel de production agro sylvo pastorale.

A l’ère des Objectifs de développement Durable (ODD), la production responsable est préconisée. Est-ce-que cela peut être appliqué dans des pays comme les nôtres, en quête d’autosuffisance alimentaire ?

C’est juste une question de volonté politique.

Tout ne peut pas être réglé par le simple citoyen mais devrait être guidé par des orientations politiques et une volonté ferme. Tout le monde est responsable parce que tout le monde pollue.

Si personne ne prête attention à la réduction de notre empreinte carbone, de l’abandon des pratiques polluantes qui bousillent notre santé et la santé de notre environnement, on ira droit vers le mur et il nous faudra à ce moment le contourner.

Pour ce faire, il faudra adopter les bonnes pratiques en changeant de comportements en acceptant ce devoir d’aller vers un équilibre entre le profit, la santé et la santé de l’environnement.

Quelle devrait être la place de l’écologie dans cette politique d’autosuffisance ou de souveraineté alimentaire ?

L’écologie serait le trait d’union. On ne peut pas se passer de l’écologie et prétendre arriver à des systèmes alimentaires durables avec un profit durable. N’oublions pas que dans ces modèles conventionnels que nous avons toujours connus, on n’a jamais enregistré des résultats de profit croissant en permanence.

La courbe finit toujours par chuter à un moment.

L’écologie sera donc le trait d’union mais aussi la base pour construire cette souveraineté. On ne pourra pas y arriver en faisant fi de l’écologie. Elle permet de simuler les interactions naturellement donc arriver à un équilibre des écosystèmes et au renforcement progressif, dans la durabilité, de notre productivité.

seneweb

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