Le Sénégal vit-il dans un paradoxe ? Un espace politique saturé d’images et de paroles, mais vidé de confrontations véritables, enfermant le citoyen dans une hétérotopie médiatique où l’illusion de débat supplante sa réalité
Dans le paysage politique sénégalais, le débat contradictoire est devenu une hétérotopie au sens foucaldien du terme : un espace marginal, relégué, presque utopique, qui détient pourtant des potentialités de transformation profonde du champ démocratique.
Si les apparitions médiatiques des acteurs politiques se multiplient, elles se résument souvent à des monologues spectaculaires, évitant soigneusement la confrontation directe avec l’adversaire. Cette absence de contradiction, véritable carence démocratique, relègue le débat public dans une zone d’ombre, un non-lieu politique où l’échange d’idées cède le pas à la mise en scène des egos.
Pourtant, ce type d’espace, s’il était réinvesti, pourrait renouer avec sa fonction première : être un lieu de convergence des discours, où se croisent tensions, confrontations et, peut-être, réconciliations nécessaires.
Le Sénégal vit-il dans un paradoxe ? Un espace politique saturé d’images et de paroles, mais vidé de confrontations véritables, enfermant le citoyen dans une hétérotopie médiatique où l’illusion de débat supplante sa réalité.
Au cours des dernières années, le débat politique au Sénégal n’a guère évolué.
Pourtant, jamais la scène publique n’a été autant investie par les acteurs politiques, chacun avec son agenda, ses priorités et ses ambitions. Mais face à l’exigence démocratique d’échanger, de confronter les idées et d’assumer les contradictions, la plupart esquivent.
Ce n’est pas tant le manque de sujets qui freine l’exercice – les thèmes brûlants sont nombreux, du pétrole au gaz en passant par les libertés publiques ou la gouvernance économique – mais bien une aversion désormais systémique à la confrontation directe.
À la place, les hommes politiques sénégalais optent pour des one-man shows, des conférences de presse, des lives calibrés, où l’interlocuteur n’est jamais en face, mais au mieux évoqué, au pire caricaturé.
Un symptôme récent illustre cette fuite en avant : le Directeur Général de l’ASER (Agence Sénégalaise d’Électrification Rurale), Jean Michel Sène, multiplie depuis plusieurs semaines les appels du pied à Thierno Alassane Sall (TAS), président de la République des Valeurs et ancien ministre de l’Énergie.
Le jeune DG, mis en cause par TAS dans la gestion de certains contrats, a proposé un débat public, à l’heure, au lieu et dans le format choisi par son opposant.
La journaliste Maimouna Ndour Faye s’est même portée volontaire pour modérer l’échange. Signe d’ouverture : Jean Michel Sène s’engage à remettre à Thierno Alassane Sall tous les documents nécessaires avant la rencontre. Mais malgré ces relances répétées, aucune réponse du côté de TAS.
L’ancien ministre, pourtant, ne rechigne pas à prendre la parole.
Lors d’une conférence de presse, il a affirmé être prêt à débattre avec le Premier ministre Ousmane Sonko sur les questions énergétiques, et dans n’importe quelle langue, « au choix » du chef du gouvernement.
Mais là encore, pas de suite concrète. Les invectives s’échangent dans les médias, les publications fleurissent sur les réseaux sociaux, mais les débats de fond, ceux qui permettent à la société sénégalaise de comprendre les positions de chacun, restent lettre morte.
Cette incapacité à concrétiser les confrontations d’idées n’est pas nouvelle.
Déjà en octobre 2024, quelques semaines avant les législatives anticipées, Ousmane Sonko défiait Amadou Ba, son principal adversaire, pour un débat public. Les deux hommes s’interpellaient, se répondaient, mais jamais face à face.
Ils annonçaient être prêts à s’affronter, mais aucun débat contradictoire ne s’est matérialisé.
Pourquoi cette frilosité ? Le débat politique est perçu comme un ring, où il faut impérativement un vainqueur et un vaincu. Peu d’hommes politiques sénégalais acceptent de prendre le risque d’y perdre la face. Toute apparition médiatique, tout échange doit générer un « gain », qu’il soit en image, en mobilisation ou en crédibilité.
« Pas question de s’exposer à une remise en cause publique sans en maîtriser les contours », relèvent certains observateurs.
Or, pour certains spécialistes de la communication politique, le débat n’est pas toujours une opposition systématique ; il est un échange qui peut révéler des convergences insoupçonnées, des divergences assumées ou des contradictions secondaires, que les citoyens sont en droit d’entendre.
Mais au Sénégal, la logique du show politique prime.
Entre conférences de presse verrouillées, lives Facebook à sens unique et invectives sur les réseaux sociaux, le débat contradictoire s’efface. Et ce sont les citoyens qui en pâtissent.
Quand les idées s’entrechoquaient
Pourtant, le débat contradictoire n’a pas toujours été cette denrée rare que l’on peine à trouver aujourd’hui sur les plateaux de télévision ou dans l’arène publique sénégalaise. Il fut un temps, pas si lointain, où la confrontation d’idées, aussi rude soit-elle, forgeait les esprits, stimulait l’intelligence collective et participait à la maturation politique du citoyen lambda.
La RTS, télévision nationale, ou encore Walfadjri, média privé, ont été des cadres de référence où s’affrontaient courants de pensée, experts et politiques, dans une dialectique souvent vive mais utile. Ces espaces permettaient de faire émerger des intellectuels méconnus du grand public, d’instaurer une culture de l’écoute de l’autre et d’offrir à la population des clés de lecture sur les grands enjeux du pays.
L’un des exemples les plus édifiants reste le célèbre échange intellectuel entre l’écrivain Boubacar Boris Diop et le philosophe Souleymane Bachir Diagne.
Ce débat, qui portait sur la question de la langue et de l’identité culturelle au Sénégal, a laissé des traces indélébiles dans la sphère publique.
Là où certains s’attendaient à des échanges policés entre deux figures respectées, ils ont découvert une opposition vigoureuse mais respectueuse, portée par une exigence de vérité. Chacun, avec ses arguments, poussait l’autre dans ses retranchements, obligeant l’auditoire à réfléchir au-delà des slogans.
Beaucoup de citoyens, observateurs ou acteurs de la scène politique, rêveraient aujourd’hui de voir un tel niveau d’échange dans les débats politiques contemporains, où la posture a souvent pris le pas sur la substance.
Des joutes parlementaires d’anthologie
Remontons encore un peu plus loin dans le temps, à l’époque où l’hémicycle résonnait de joutes verbales mémorables. Dans les années 1990, les passes d’armes entre Abdourahim Agne, président du groupe parlementaire du Parti socialiste, et Me Ousmane Ngom, président du groupe parlementaire libéral, ont marqué les esprits par leur intensité et leur élégance.
Il ne s’agissait pas de simples règlements de comptes ou d’attaques ad hominem, mais d’affrontements argumentatifs où chaque camp défendait ses positions avec passion, tout en respectant les règles du débat démocratique. Ces confrontations, retransmises et commentées, participaient à l’éducation politique du citoyen sénégalais, qui voyait ses élus débattre non pas pour se déchirer, mais pour convaincre.
Même durant la très tendue période de l’entre-deux tours de la présidentielle de 2000, l’une des plus décisives de l’histoire politique sénégalaise, les débats entre Idrissa Seck et Abdourahim Agne se sont illustrés par une certaine civilité. Certes, les enjeux étaient majeurs, les passions exacerbées, mais le respect de l’autre, fût-il adversaire politique, restait la norme. L’objectif n’était pas d’écraser mais de persuader, d’apporter des arguments et de laisser le public juger.
La fin d’une époque ?
Depuis, la culture du débat semble s’être effilochée, emportée par l’obsession de l’image et la dictature de l’instantanéité imposée par les réseaux sociaux. Aujourd’hui, les conférences de presse, les lives Facebook et les communiqués en cascade ont remplacé les plateaux où s’échangeaient réellement les idées.
« Le politique sénégalais moderne préfère le monologue à la confrontation, les déclarations unilatérales aux débats pluriels.
Car, dans cette logique, il est plus simple de contrôler son image, de maîtriser son discours sans risquer la contradiction, sans avoir à répondre à des interpellations qui pourraient déstabiliser une communication savamment rodée », confirme le journaliste Mamadou Ndiaye.
Le résultat est là : une classe politique qui se replie sur elle-même, qui fuit le débat contradictoire comme s’il s’agissait d’un piège, et un public qui, privé de confrontation d’idées, sombre dans le suivisme ou le rejet global.
La société civile, dernier bastion du débat ?
Face à cette désertification du débat politique, la société civile tente parfois de raviver la flamme. Certains forums, conférences citoyennes ou initiatives académiques cherchent à recréer ces espaces de confrontation constructive.
Mais l’impact reste limité, tant que les principaux protagonistes de la scène politique continuent d’esquiver ces rendez-vous, préférant s’adresser directement à leurs bases via des canaux unidirectionnels. Les quelques débats entre intellectuels, à l’image de celui entre Boris Diop et Bachir Diagne, sont l’exception qui confirme la règle.
La situation actuelle impose une réflexion profonde sur la place et la forme du débat politique au Sénégal.
Doit-on se résigner à voir les hommes et femmes politiques s’enfermer dans leurs bulles médiatiques, refusant toute contradiction ? Ou peut-on espérer, dans un sursaut démocratique, que reviennent ces échanges d’idées, ces affrontements d’arguments qui participent à la vitalité de toute démocratie ?
Certains suggèrent de remettre en place des cadres officiels de débat, à l’image de la Haute autorité de régulation de la communication audiovisuelle (CNRA), qui pourrait imposer des débats contradictoires à certains moments-clés, notamment en période électorale. D’autres misent sur la pression populaire, espérant que les citoyens eux-mêmes réclament ces confrontations, refusant de se contenter de monologues.
Mais, en attendant ce sursaut, le débat politique sénégalais reste en panne, englué dans les egos, la peur de perdre la face, et la culture du spectacle individuel.
Un art perdu qu’il serait urgent de réhabiliter, non pas pour flatter les ambitions des uns ou des autres, mais pour rendre à la démocratie sénégalaise sa substance et sa vitalité.
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