En séance plénière ce 5 février 2024 pour délibérer sur la proposition de loi constitutionnelle n°04/2024 portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution de la République du Sénégal, les députés de la XIVe Législature ont «adopté et approuvé» la disposition.

Ce texte est d’une nature particulière : elle est qualifiée de loi constitutionnelle, c’est-à-dire portant d’une loi portant révision de la Constitution. L’expression est le plus souvent utilisée, en doctrine, pour désigner une loi qui, par usage de la procédure de révision prévue à cet effet, modifie en certaines dispositions d’une Constitution déjà en vigueur.

Il peut être question :

_i) d’extraire du texte constitutionnel un article, un alinéa, un mot ou groupe de mots,

_ii) de remplacer certains mots par d’autres plus appropriés,

_iii) de compléter un article ou un alinéa spécifique ;

_iv) d’ajouter un nouvel article dans le texte en discussion.

La loi qui vient d’être adoptée par l’Assemblée nationale fait suite à la signature du décret n°2024-106 du 3 février 2024 abrogeant le décret n°2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral.

Le Droit a-t-il dit son dernier mot ?

Autrement pensé, les textes qui actent le report de l’élection présidentielle peuvent-ils être attaqués en Justice ? Si oui, l’annulation est-elle probable ? En réponse, il convient d’ouvrir les fenêtres d’opportunité aménagées par le Droit après la signature du décret précité et l’approbation, par les députés, de la loi constitutionnelle portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution à la lumière du Droit parlementaire et du contentieux constitutionnel sé­né­galais.

I/ L’immunité juridictionnelle du décret
La question légitime qui taraude l’esprit de nos concitoyens est celle-ci : le juge peut-il annuler le décret n°2024-106 du 3 février 2024 abrogeant le décret n°2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral ?

Pour rappel, c’est du ressort de la Cour suprême, et non le Con­seil constitutionnel, de connaître en contestation le décret, un acte de nature réglementaire.

A ce propos, il est important de rappeler la jurisprudence de la Cour suprême, en sa Chambre administrative : elle est constante. Un tel décret pris par le président de la République dans le cadre de ses rapports avec les institutions de la République ou les organisations internationales (décret portant ratification d’un engagement international, décret portant promulgation d’une loi, décret portant nomination, dissolution de l’Assemblée nationale dans les conditions prévues par la Constitution, etc.).

Le décret portant convocation du corps électoral est domicilié dans cette catégorie : un «acte de gouvernement».

La conséquence qu’on tire du Droit administratif est qu’un décret pris dans ce sens bénéficie d’une totale immunité juridictionnelle pour des raisons essentiellement d’opportunité politique ou diplomatique. Ce rappel est itératif dans la jurisprudence de la Cour suprême. Deux arrêts en sont illustratifs à suffisance.

Par son arrêt n°19 du 17 mars 2016, Ousmane Sonko c/ Etat du Sénégal, la Cour suprême considère : «l’initiative et la décision d’organiser un référendum sont des actes pris par le président de la République dans le cadre de ses pouvoirs constitutionnels et s’analysent à ce titre en un acte de gouvernement ; Considérant qu’en outre, constituent notamment des actes de gouvernement ceux par lesquels le gouvernement participe à la fonction législative, ceux accomplis par le gouvernement à l’occasion de la préparation du référendum et les actes relatifs aux relations internationales ; (…)

Qu’ainsi ces décrets constituent des actes de gouvernement insusceptibles de recours pour excès de pouvoir ; Considérant qu’au surplus, il n’appartient pas à la Cour suprême de se prononcer sur la constitutionnalité d’un projet de loi portant révision constitutionnelle».

Il en est de même dans l’arrêt n°4 du 10 janvier 2013, Modou Diagne, par lequel la Chambre administrative de la Cour suprême juge que «le décret par lequel le président de la République convoque l’Assemblée nationale en vue de la Déclaration de politique générale du Premier ministre est un acte de l’exécutif pris dans ses rapports avec le législatif ; qu’il s’agit donc, d’un acte de gouvernement qui échappe au contrôle du juge de l’excès de pouvoir».

Point besoin de conclure que le décret n°2024-106 du 3 février 2024 abrogeant le décret n°2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral est assimilable à un acte de gouvernement pleinement couvert par l’immunité juridictionnelle.

Quoi qu’il en soit, on ne saurait dénier aux personnes qui souffrent des conséquences de ce décret d’intenter, mais en pleine connaissance de cause, un référé administratif (autrement dénommé sursis à exécution), qu’il soit un référé-liberté ou un référé-suspension.

La loi organique n°2017-09 du 17 janvier 2017 abrogeant et remplaçant la loi organique n°2008-35 du 8 août 2008 sur la Cour suprême, modifiée par la loi organique n°2022-16 du 23 mai 2022, nous en donne des indications éclairantes :

«Quand une décision administrative fait l’objet d’une requête en annulation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision.

Lorsque la suspension est prononcée, il est statué sur la requête en annulation de la décision dans les meilleurs délais» (article 84) ;

«Saisi d’une demande justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale.

Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures» (article 85).

Dans le premier cas, le requérant doit préalablement introduire un recours pour excès de pouvoir et y adjoindre un référé-suspension. Cette condition n’est pas obligatoire pour le second cas.

Même s’il y a une propension à restreinte le précarré des actes de gouvernement en France, telle est, pour le moment, la jurisprudence irréductible au Sénégal.

II/ L’injusticiabilité de la loi constitutionnelle
Le Conseil constitutionnel est-il habilité à apprécier la légalité de la loi constitutionnelle portant révision de l’article 31 de la Constitution ? C’est à la fois possible et improbable.

Une Constitution doit être faite pour durer ; c’est souvent un consensus solidifié aux fins d’une résistance aux intempéries sociales, politiques et économiques. La réalité étant cependant tout autre, il peut «être nécessaire de la modifier sur certains points, sans pour autant que le régime soit remis en cause».

Malgré tout, les pouvoirs publics africains nourrissent la forte propension à user parfois et abuser souvent des révisions constitutionnelles.

Entre 2001 et 2021, on peut dénombrer 21 révisions abouties de la Constitution sénégalaise du 22 janvier 2001, soit le record exceptionnel d’une (1) modification par an contre un total de 25 révisions entre 1959 et 2000.

La conservation du patrimoine constitutionnel nécessite sans doute que ce pouvoir dérivé soit canalisé et limité pour éviter les dérives constitutionnelles.

Ainsi, la puissance normative d’une Constitution s’apprécie à l’aune de la rigidité de la procédure de révision. Acte solennel et suprême, la Constitution doit être protégée contre tout effort de banalisation de sa révision.

La digue de protection posée à l’alinéa 4 de l’article 103 de la version initiale de la Constitution du 22 janvier 2001 dispose que si le président de la République ne choisit pas la voie référendaire, «(…) le projet ou la proposition n’est approuvé que s’il réunit la majorité des trois cinquièmes (3/5) «des membres composant l’Assemblée nationale»».

Cette digue que formait la majorité qualifiée des 3/5e, rapportée au nombre de députés composant l’Assemblée nationale, a cédé sous l’effet ravageur de la loi constitutionnelle n°2007-06 du 12 février 2007 créant un Sénat qui dispose que «dans ce cas, le projet ou la proposition n’est approuvé que s’il réunit la majorité des «trois cinquièmes (3/5)» «des suffrages exprimés»».

Le temps de la sérénité que favoriserait le fractionnement de la procédure en deux phases, à savoir l’adoption et l’approbation, est désormais aboli à la convenance de notre Conseil constitutionnel.

Le découplage des deux phases est acté par la Décision 3/C/2005 du 18 janvier 2006 relative à la loi constitutionnelle portant prorogation du mandat des députés qui considère que «dans le cas de révision de la Constitution par la seule Assemblée nationale, le vote à la majorité qualifiée des trois cinquièmes réalise à la fois l’adoption et l’approbation de la loi».

Le juge venait ainsi de promouvoir une procédure cavalière au rebours de la lettre de la Constitution qui dissocie clairement une phase d’adoption selon la procédure prévue à l’article 71 et une phase d’approbation au 3/5 des suffrages exprimés.

A propos de l’examen d’une loi constitutionnelle par rapport à la Constitution elle-même, le Conseil constitutionnel avoue toujours son incompétence en ces termes :

_«Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la loi contestée (…) est une loi constitutionnelle ;

_que la procédure prescrite par l’article 103 de la Constitution n’a pas été violée ; Considérant que la compétence du Conseil constitutionnel est strictement délimitée par la Constitution et la loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

_que le Conseil ne saurait être appelé à se prononcer dans d’autres cas que ceux limitativement prévus par ces textes ;

_que le Conseil constitutionnel ne tient ni des articles 74 et 103 de la Constitution ni d’aucune disposition de la loi organique le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle» (Décision 3/C/2005 du 18 janvier 2006 relative à la loi portant prorogation du mandat des députés).

Cette jurisprudence est-elle appropriée à la révision constitutionnelle disposant, dans sa version amendée, que «par dérogation à l’alinéa premier de l’article 31 de la Constitution aux termes duquel «le scrutin pour l’élection du président de la République a lieu quarante-cinq (45) jours francs au plus et trente jours (30) francs au moins avant la date de l’expiration du mandat du président de la République en fonction», le scrutin de l’élection présidentielle du 25 février 2024 est reporté au 15 décembre 2024».

On est en présence d’une loi constitutionnelle, même si le narratif parlementaire fait preuve d’amalgame entre la finalité d’aménagement ou de dérogation et l’appartenance de loi en cause à la catégorie de loi constitutionnelle. Toutes choses qui justifient notre intérêt à se prononcer sur sa justiciabilité devant le Conseil constitutionnel sénégalais.

Car la présente loi constitutionnelle a pour vocation de s’incorporer dans le dispositif constitutionnel déjà en vigueur.

Assurément, l’injusticiabilité plane sur cette proposition de loi approuvée par l’Assemblée nationale ce jour historique du 5 février 2024, à la majorité qualifiée de 105 pour et 1 contre 00 abstention.

Les arguments à l’appui tiennent à la fois à la limitation des attributions du Conseil constitutionnel sénégalais (compétence limitée à la loi ordinaire, à la loi organique et aux lois de finances) et à la souveraineté de l’organe de révision constitutionnelle (l’Assemblée nationale).

Les seules réserves admises sont relatives, d’une part, aux limitations touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut être engagée ou poursuivie et, d’autre part, au respect des limitations temporelles ou matérielles en vertu desquelles certaines dispositions ne peuvent faire l’objet d’une révision.

Ces interdits constitutionnels absolus sont autrement qualifiés, comme nous l’avons antérieurement mentionné, de «dispositions intangibles» ou de «clauses d’éternité».

Comme par obsession, la loi constitutionnelle n°2016-10 du 5 avril 2016 portant révision de la Constitution consacre l’irrévocabilité des matières répertoriées au 7e alinéa de l’article 103 dont irrévocablement «la forme républicaine de l’Etat, le mode d’élection, la durée et le nombre de mandats consécutifs du président de la République», lesquelles «ne peuvent faire l’objet de révision».

Par un double tour de vis, ces dispositions sont définitivement sanctuarisées au dernier alinéa du même article 103 ; «L’alinéa 7 du présent article ne peut être l’objet d’une révision».

C’est dans la plus grande solennité et la libre volonté des présidents de la République Me Abdoulaye Wade et Macky Sall que, par référendums constitutionnels de 2001 et 2016, le Peuple s’est majestueusement exprimé en faveur du verrouillage de ces dispositions fondamentales de la Constitution.

Dans un élan de clarification, cette question a tout son sens : sur quel fondement constitutionnel le Conseil constitutionnel sénégalais pourrait-il valider ou invalider la loi constitutionnelle portant révision de la Constitution adoptée par l’Assemblée nationale ?

A ce propos, on note toute l’importance de considérer que di­vers scénarii sont envisageables :

i) le Conseil va-t-il examiner la conformité de la loi en relation avec les prescriptions intangibles du 7e alinéa de l’article 103 ou considérer que l’approbation parlementaire a purgé la loi de son inconstitutionnalité, au nom du Peuple sénégalais ?

ii) Le Conseil constitutionnel va-t-il se contenter de rejeter un éventuel recours au motif que la loi contestée est de nature constitutionnelle, donc injustifiable devant lui ?

iii) Le Conseil va-t-il recourir à l’idée de «garant du fonctionnement régulier des institutions» sous le prisme de «l’esprit général de la Constitution du 22 janvier 2001 et [des] principes généraux du Droit» ?

En tout état de cause, la suite nous édifiera sur l’intrépidité ou la frilosité d’un Conseil constitutionnel à l’épreuve de l’opinion politique.

Meïssa DIAKHATE
Professeur des Universités
Directeur associé du CERACLE
Chevalier de l’Ordre national
du Lion

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