Alors que la doctrine du président Sall dans la composition du nouveau gouvernement semble être,à quelques exceptions près, la punition pour les vaincus et la récompense pour les vainqueurs, le retour d’Ismaila Madior Fall (deux défaites d’affilée à Rufisque)à la tête du département de la Justice constitue une exception sujette à tous les commentaires. Radioscopie d’un retour qui ne semble laisser personne indifférent dans un contexte de majorité très volatile.

Le “tailleur’’ is back ! Depuis, les spéculations ne cessent d’enfler. Pour certains, c’est là une preuve supplémentaire que Macky Sall tient toujours à sa troisième candidature pour un troisième mandat à la tête du Sénégal. C’est pourquoi il aurait fait appel à son couturier préféré pour lui retailler le boubou du troisième mandat devenu trop étroit sur ses larges épaules. Si une telle accusation ne repose jusque-là que sur des supputations, sans aucun élément probant, la présence de l’un des meilleurs constitutionnalistes sénégalais, voire africains dans le nouveau gouvernement, dans un contexte de presque cohabitation, ne saurait être anodine.

Trois raisons poussent à croire que les raisons techniques ont cette fois pris le dessus sur les réalités politiques. D’abord, paradoxalement, Madior avait été renvoyé du gouvernement en avril 2019 à la suite d’une large victoire du camp présidentiel dans son fief à Rufisque, à la Présidentielle de 2019. Il y revient à la suite de deux débâcles électorales successives (Locales de janvier et Législatives de juillet 2022). Ensuite, au même moment, à quelques exceptions près, le sabre du président s’abattait sur la plupart des responsables de l’APR battus lors des dernières élections. Les exemples ne manquent pas.

Il y a Amadou Hott (Économie et Plan), Ndèye Saly Diop (Femme et Famille), Oumar Guèye (Collectivités territoriales et porte parole du gouvernement), Zahra Iyane Thiam (Microfinance et Économie solidaire), Dame Diop et Assome Diatta, Abdou Karim Sall… A ceux qui seraient tentés de considérer comme des exceptions les cas Matar Ba et Moise Sarr qui militent dans le département de Fatick remporté par le camp présidentiel, des sources proches de l’APR minimisent en invoquant, arguments à l’appui, la perte de vitesse continue de BBY dans le fief du chef de l’État. La même tendance est notée chez les nouveaux entrants. En dehors des profils inconnus dans le landerneau politique comme Oulimata Sarr (Économie et Plan), Amadou Moustapha Ba (Finances et Budget), rares sont ceux qui ont été défaits aux dernières élections. Pour l’essentiel, ces derniers ont la réputation d’être de grands débatteurs qui ne se débinent pas pour aller au front, contrairement à beaucoup de leurs prédécesseurs.

On peut en citer Mame Mbaye Niang (Tourisme), Abdou Karim Fofana… Autant de raisons qui rendent encore plus légitimes les questionnements autour du retour de l’ancien candidat à la mairie de Rufisque. Quelle est la pertinence du retour aux affaires de Madior, malgré les défaites de BBY à Rufisque ? Une chose est sûre : dans ce contexte de majorité politique très précaire pour ne pas dire inexistante à l’Assemblée nationale avec le “départ’’ d’Aminata Touré, il faudra au président Sall non seulement de solides arguments pour convaincre l’opinion et faire passer ses politiques, mais aussi pour contourner les éventuels blocages institutionnels qui pourraient survenir.

Visiblement, Madior est dix mille fois mieux outillé que son prédécesseur au poste, Me Malick Sall, qui a étalé ses limites le long des trois années passées à la tête de ce département, dans un contexte nettement plus apaisé et moins complexe. Pour les 17 mois qui viennent, Macky Sall aura besoin d’arguments tant politiques que juridiques pour gouverner. Et dans son entourage, il n’y avait pas mieux outillé que le professeur Ismaila Madior Fall, spécialiste à la fois des sciences politiques, des questions constitutionnelles et parlementaires.

Déjà, la veille de la nomination du gouvernement, en séance de débriefing du discours du président de la République centré sur les dysfonctionnements au niveau de l’Assemblée nationale, il donnait le ton en répondant à une question sur les risques de blocage de l’institution. Il disait : “On peut certes penser à des blocages du fait de la majorité étriquée… Mais n’oubliez pas que nous avons quand même une majorité. Avec 83 députés sur les 165, cela nous permet de voter des lois organiques. Ensuite, il ne faut pas occulter que le président de la République dispose de beaucoup de leviers constitutionnels pour garantir le fonctionnement des institutions et éviter les blocages…’’ Parmi ces leviers, insiste le nouveau garde des Sceaux, il y a le décret.

“Le président de la République, précisait-il, dispose d’un pouvoir réglementaire extrêmement important. Au Sénégal, le pouvoir réglementaire est large. C’est-à-dire que pour beaucoup de décisions nécessaires pour le fonctionnement de l’État, on n’a pas besoin de recourir à la loi ; le décret suffit. Ensuite, en cas de blocage, on ne le souhaite pas, le président de la République dispose de ce qu’on appelle les pouvoirs exceptionnels de crise, avec notamment l’article 52 de la Constitution qui prévoit que lorsqu’il y a blocage du fonctionnement normal des institutions, le président peut prendre tous les pouvoirs et gouverner tranquillement’’.

Après l’installation tumultueuse du bureau de l’Assemblée nationale nouvellement élue, tous les esprits sont tournés vers la session budgétaire qui arrive à grands pas. D’ailleurs, le chef de l’État n’a pas manqué de l’invoquer dans son dernier discours à la Nation. La peur bleue pour certains, c’est de voir la loi de finances être bloquée par le Parlement ; ce qui pourrait paralyser la mise en œuvre des politiques publiques. Le tailleur constitutionnel relativisait : “Il faut souhaiter que la sagesse puisse prévaloir, que le budget soit discuté de façon transparente et adopté. Mais même au cas où le budget ne serait pas adopté, l’article 68 de la Constitution est très clair.

Le président promulgue le budget par décret. Il peut aussi directement saisir le peuple à travers un référendum. Il peut également, selon l’article 89, saisir le Conseil constitutionnel pour avis. En résumé, nous avons un système politique, un régime constitutionnel dans lequel il y a d’importants leviers reconnus au président pour assurer, quoi qu’il se passe, le fonctionnement normal des institutions et la continuité de l’État.’’ Au-delà du discours qui parait assez simple et limpide, il faudrait signaler que tout cela est bien plus facile à dire qu’à exécuter.

En effet, si le camp présidentiel tente de brandir les pouvoirs exceptionnels et exorbitants du chef de l’État pour imposer ses politiques, celui de l’opposition a bien les arguments politiques pour y faire face ; ce qui pourrait déboucher sur des conflits politiques violents aux conséquences néfastes pour les populations. Au demeurant, l’on peut légitimement se demander comment un régime qui a été incapable de dire le droit dans une affaire de droit commun opposant deux citoyens, pourrait parvenir à mettre à l’écart une Assemblée nationale pour gouverner par des décrets présidentiels, sans une forte adhésion populaire ? Il faudrait peut-être, de part et d’autre, plus de raison et moins d’arrogance.

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