Ces derniers jours voire semaines, l’on ne cesse d’enregistrer ou de battre des records d’arrivées de migrants aux Iles Canaries (Espagne) en provenance principalement des côtes sénégalaises.

En termes de «débarquements» à bord d’une même pirogue (300), d’arrivées en une journée sur une Ile (500) et même de nombre total de migrants irréguliers (notamment sénégalais) ayant réussi à atteindre l’Europe en un mois (juillet, août) ou depuis début 2023, comparativement aux mêmes périodes au cours des années précédentes. Une situation qui inquiète plus d’un, aussi bien dans les pays de départ, comme le Sénégal, que ceux de destination en Europe (Espagne, Italie) qui vient de se doter d’une loi sur la migration.

Interrogé sur la situation, pour avoir travaillé sur les migrations, depuis plusieurs années, le coordonnateur du Forum social sénégalais (FSS), Mignane Diouf, trouve que la crise migratoire telle qu’elle se présente de nos jours, est pire que les vagues de départs enregistrées en 2005 et 2006. Il juge aussi que l’Espagne a la possibilité de rapatrier les Sénégalais arrivés illégalement sur son territoire, conformément aux accords qui existent entre l’Union européenne (Ue) et le Sénégal.

Comment analysez-vous les nouvelles vagues de départs vers l’Espagne notées dernièrement ?

Il faut retenir deux aspects. Les routes de la terre qui passaient par le Niger pour aller vers la Lybie, étaient devenues impraticables parce que la crise qui sévit dans le Sahel ne permet plus de circuler à partir du Mali, du Burkina, du Niger et encore moins du Niger vers la Lybie qui est devenue un no man’s land avec deux gouvernements parallèles ou chacun contrôle une partie du territoire depuis la chute du président Mouammar El Kadhafi.

Il n’était donc plus possible pour les passeurs d’emprunter cette voie de la terre d’autant plus que, dernièrement, il y a eu un coup d’Etat au Niger qui a fermé les frontières et qui a durci les contrôles sur les routes, en plus de ce qu’on appelait à l’époque la loi de 2015 qui interdisait toute circulation dans cette zone.

La seconde raison est que les routes de la mer sont devenues maintenant privilégiées par les passeurs parce qu’à partir de Dakar, l’accès vers les Iles Canaries, c’est une question de quelques jours, quelques km. Dakar étant la partie la plus proche des Iles Canaries, les passeurs qui ne pouvaient plus prendre la voie terrestre, en raison de la crise au Sahel, utilisent les côtes de l’océan Atlantique et donc, les départs se font à partir de Dakar, de la Mauritanie, de la Gambie, des côtes sénégalaises comme Kafountine, Mbour, Djiffer…

Il faut aussi ajouter le marasme économique. Les jeunes n’ont plus d’espoir et considèrent qu’ils n’ont rien à faire au pays et peuvent aller risquer leur vie dans l’océan.

A votre avis, la situation actuelle n’est-elle pas plus critique que celle de la crise migratoire de 2005 ?

On peut même considérer que ce qui se passe actuellement est beaucoup plus cruel que ce qui a eu lieu en 2005-2006. Au-delà des Sénégalais qui partent, on y retrouve d’autres nationalités. Si on tient compte de tout ce qui se passe dans le Sahel, la situation n’est plus sénégalo-sénégalaise, elle est devenue Ouest africaine et même Africaine subsaharienne parce qu’on retrouve des jeunes qui viennent de l’Afrique centrale, du Cameroun, du Tchad et des deux Congo. Il semble être une situation qui dépasse même celle de 2005-2006.

En plus des départs, les décès sont énormes. Au-delà du chiffre comptabilisé par le gouvernement espagnol, on ne sait pas encore le nombre décédé dans l’océan Atlantique ou la mer méditerranéenne.

La surveillance des frontières est-elle suffisante pour lutter contre les nombreux départs ?

Si l’on tient compte juste de ce que c’est que le Frontex, cette Agence de contrôle de surveillance des frontières européennes, de tout le mécanisme d’externalisation des contrôles que l’Union européenne (Ue) a mis dans les pays de l’Afrique du Nord comme le Maroc, la Tunisie, l’Algérie et même un peu en Afrique de l’Ouest à l’époque, comme le Niger, il y a un dispositif très lourd avec un budget très lourd. Mais, est-ce que cela est efficace ?

Le dispositif policier et militaire qui va être mis en place, les voyageurs et les jeunes trouveront tout le temps les moyens de contourner les radars et de passer. C’est ce qui arrive aujourd’hui. Sans doute, le dispositif sécuritaire n’est pas la réponse qu’il faudrait à la situation. Nous l’avons souvent relevé à l’Union européenne, le tout sécuritaire ne peut pas régler le problème.

 Le Frontex dispose de radars, d’avions, d’autres outils ; malgré tous, les passeurs arrivent à lui passer sous le nez, avec des jeunes qui ont envie de partir, au péril de leurs vies.  Il faut une autre démarche différente du «tout sécuritaire» qui n’a pas encore donné tous les résultats qui étaient attendus ; depuis la conférence de Malta en 2015.

Des médias européens annoncent le rapatriement des migrants arrivés dernièrement en Espagne. Les accords entre le Sénégal et l’Union européenne (UE) prévoient-ils ce genre d’opération ?

Les médias espagnols et même européens annoncent le retour de migrants qui sont arrivés dernièrement en Espagne (14.000), nous signale-t-on. Les accords de rapatriement existent depuis 2014-2015 et même plutôt vers 2007-2008. Le Sénégal les avait signés. L’Espagne aussi subit actuellement la pression de l’Union européenne (Ue) qui lui dit : «à partir des terres espagnoles, nous ne sont pas d’accord de laisser tout le monde se disperser dans les frontières européennes».

Dans les prochains jours, on peut voir des avions débarquer ici, avec des jeunes qui pourraient être menottés comme ce qu’on a vu dernièrement avec le rapatriement de certains jeunes sénégalais et africains qui étaient partis aux Etats-Unis, à partir du Nicaragua. L’Europe a le dispositif nécessaire et a le droit de ramener les migrants à leurs lieux de départ.

Comment analysez-vous la Stratégie nationale de lutte contre la migration irrégulière validée en juillet dernier ?

La Stratégie nationale de lutte contre la migration est une réponse contextuelle. Au moment où on validait cette stratégie, en pleine réunion, les pirogues continuaient à partir. Il y a la différence entre adopter une stratégie et avoir une politique, mais aussi de trouver une réponse citoyenne et sociale à cela.

Toute stratégie devrait être adossée à une politique. Il faudrait d’abord disposer d’une Politique nationale et, dans celle-ci, décliner quelle va être la stratégie par laquelle on pourrait travailler, en mettant en synergie les acteurs étatiques et non-étatiques, en faisant de sorte que dans les réponses qui seront déclinées dans la stratégie, qu’il y ait des réponses institutionnelles et communautaires de base, à partir des populations elles-mêmes. Il est beaucoup plus urgent de disposer d’une politique que d’avoir une stratégie.

sudquotidien

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