Ses yeux s’ouvrent dans toute leur blancheur. Une seconde, son regard se perd dans le plafond de l’amphithéâtre. Ils n’y cherchent sûrement rien. Rien, puisque tout ce qui s’apprête à être dit est dans l’âme. Dans le cœur et dans la main aussi. Cette main qui se fait poing, ces cinq doigts qui accompagnent le regard dans leur quête du rien au plafond. Le regard et le geste.

La blancheur du grand boubou, le geste, la blancheur des yeux et la solennité du vendredi…tout est réuni pour lâcher le mot. Epiphanie ! L’écriture est en soi une épiphanie ! C’est ce qu’a dit dans un élan d’enthousiasme l’enseignante à l’Un-Chk, Nafissatou Diouf, qui cherchait son souffle dans le vide du plafond. Et pas vide, l’amphithéâtre de l’Université virtuelle du Sénégal (Uvs) sis à Mermoz.

On est venu discuter de création artistique à l’ère de l’intelligence artificielle, à l’ère des intelligences artificielles.

Une ère avec ses nouveautés, ses bouleversements à venir, qui sont déjà là, et qui n’épargneront que peu de monde. Ou pas de monde du tout. Une vague alors, sur laquelle il vaudrait mieux surfer au lieu de s’en détourner. «Oui, l’intelligence artificielle est une bonne nouvelle pour la littérature.» Seulement et selon l’écrivaine, «nous pouvons, en tant qu’écrivains, nous appuyer sur l’Ia, mais nous ne pouvons pas produire à travers l’intelligence artificielle.

Il nous faudrait déjà avoir un matériau et ce matériau-là, ça vient quelque part d’inconnu, qu’on ne connaît pas, mais qui est là, qui plane au-dessus de nos têtes…».

Quelque part dans l’âme de l’artiste, quelque chose qui sous-tend l’originalité et la créativité. «Je suis de ceux qui pensent que cette créativité-là, axée sur une question de sensibilité, axée sur une question de sensation, de vécu, de spontanéité sur le geste avec une certaine liberté d’utilisation des couleurs, ce n’est que l’affaire de l’individu», renchérit le Dr Aboubekr Thiam.

L’un comme l’autre, les intervenants ne sont pas des anti-Ia.

Ils considèrent simplement qu’il y a une part de mystère, d’indicible et de pas forcément traduisible par et dans l’Ia, lorsqu’il s’agit de processus de création. Chose, encore, que ne saurait expérimenter l’Ia, aussi perfectionnée soit-elle. «Ça veut dire que la créativité est une notion qui est fondamentale et qui, à la base, est propre en fait à l’être humain.

Et même à travers l’intelligence artificielle, s’il y a par exemple des applications qui sont développées, qui réfléchissent à la place de l’homme, on peut toujours tenir en compte le fait que c’est toujours l’homme qui est derrière cette application-là et qui exécute des commandes, qui fait des programmations pour avoir des résultats.»

«Passer à la réflexion dès maintenant»
Sûrement pas chez ses co-panélistes, mais, souvent, soutient Alioune Badara Mbengue, il se développe «un mécanisme de défense» lorsqu’il s’agit de discuter de l’Ia en relation avec des domaines tels que ceux artistique, médical… Pourtant, à l’en croire, le shift est inévitable. «Lorsqu’on regarde ce que les Ia savaient faire il y a un an par rapport à ce qu’elles savaient faire il y a cinq ans, mais le bond est spectaculaire pour ne pas dire phénoménal», défend celui qui propose de se préparer à savoir prendre les vagues Ia, leur déchaînement étant lui aussi inévitable.

Son idée n’est d’ailleurs pas d’annoncer la catastrophe du «remplacement» des humains.

Car, «en réalité, l’Ia n’a pas la prétention de faire exactement ce que nous, nous faisons». Il n’en demeure pas moins vrai que plus d’une activité sont menacées. Il n’en demeure pas moins évident, pour M. Mbengue, qu’il urge de se projeter vers une «prospérité symbiotique» (titre de son ouvrage). «Rem­pla­cement», a-t-on dit ? Homo Deus, dit Khadidiatou Sall !

La spécialiste en biologie moléculaire évoque ainsi cette crainte que plusieurs nourrissent, de voir advenir l’humain à l’intelligence et aux capacités absolues… et qui passerait par l’Ia. Projection…et retour vers le passé, aussi. Pour sa part, en effet, Mame Daour Wade (scénariste et écrivain) se remémore ces films d’hier qui anticipaient sur les réalités d’aujourd’hui.

Le conteur qui représente M. Moussa Touré et parle au nom des cinéastes, dit que dans notre odyssée d’humains, «nous nous trouvons soudainement rattrapés» par ces innovations parmi lesquelles il cite ChatGPT qu’il avoue utiliser pour faire des scénarios.

Sa chevelure dit un âge avancé et M. Wade semble n’avoir rien perdu de sa capacité d’émerveillement et d’adaptation. Midjourney et autres, il cite…Mame D. Wade et Alioune B. Mbengue, malgré l’écart énorme de leur âge, font ainsi coïncider leur discours quant à la possibilité de faire émerger un mode d’art non encore exploré avec l’aide de l’Ia. Vision symbiotique…

Des craintes, des convergences, des divergences, des espérances.

Droits d’auteur, politiques culturelles à repenser, opportunités à saisir, formations à adapter…Autant de choses que les discussions mettent sur la table. Et c’est sans doute ce qu’a voulu provoquer l’Equipe interdisciplinaire de recherche «culture, littérature, art et patrimoine». «Vous imaginez que nous n’avons pas répondu définitivement à la question, mais nous avons posé les jalons», a souligné Christian Thiam (Ensei­gnant-chercheur, Un-Chk).

La question : l’Ia ne va-t-elle pas tuer l’art et la création ? Les praticiens de la création parmi lesquels M. Kalidou Kassé, ceux de l’administration comme la directrice des Arts, Mme Khoudia Diagne, et les enseignants à l’image du Pr Amadou Gallo Diop ont tous posé sur la table leurs pensées. L’idée de la rencontre pour M. Thiam : «passer à la réflexion dès maintenant pour s’assurer que nous mettons les garde-fous pour ne pas qu’on arrive au point où, justement, cette création que nous avons, qui peut être utile, se transforme en quelque chose de nuisible pour les artistes et créateurs».

De l’éthique dans l’Ia, Nafissatou Diouf a dit et répété l’idée.

Lequotidien

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