Symbole de ce qu’on appelle en Mauritanie « le passif humanitaire », Ndiawar Kane est un témoin et acteur de Mai 68 et des douloureux événements de 1989. De passage à Dakar, il s’est livré au « Soleil ».

Il se présente comme « un citoyen mauritanien de la rive droite du fleuve Sénégal ». Mais Ndiawar Kane aurait pu aussi être Sénégalais puisqu’un célèbre proverbe au Fouta Toro dit que « maayo wona keerol » (le fleuve ne constitue guère une limite quelconque). « On peut allégrement aller d’une rive à l’autre du fleuve sans changer ni de statut ni de perspective », écrit-il dans son ouvrage autobiographique intitulé

« Le fleuve refuse de séparer » (Cerdis, 2023). L’idée au départ était d’écrire ses mémoires pour partager son expérience sur deux problématiques majeures : celle des frontières en Afrique, particulièrement entre le Sénégal et la Mauritanie, et celle du vivre ensemble en Mauritanie entre les communautés négro-africaines (les Haalpular, les Soninkés et les Wolofs) et les Arabo-Berbères.

Mais il y a ajouté une réflexion sur le rapatriement des réfugiés mauritaniens, « une opération en demi-teinte ».

Il rappelle qu’il y a eu la destruction de plus de 280 villages et hameaux dont les habitants ont été expulsés vers le Sénégal. « Ce qui est énorme pour un pays dont la population totale ne dépassait pas 2 millions d’habitants à l’époque ». Aujourd’hui, si la majorité des anciens réfugiés ont repris plus ou moins une vie normale, l’accompagnement des autorités mauritaniennes « était très insuffisant ».

L’histoire de Ndiawar Kane est intimement liée aux différentes crises ayant jalonné les relations sénégalo-mauritaniennes.

Il a notamment été victime de ce qu’on appelle en Mauritanie « le passif humanitaire », c’est-à-dire l’exil forcé lorsqu’il a été expulsé vers le Sénégal à la suite des événements de 1989, alors qu’il était le directeur de la Caisse nationale de la sécurité sociale de Mauritanie.

Histoire personnelle

Même si pour lui ce n’était vraiment pas un exil parce qu’il se sentait « aussi Sénégalais », il a vécu ces événements comme « un traumatisme ». « Mon histoire personnelle est même plus complexe que cela », sourit-il.

En effet, il a souvent fait l’objet d’expulsion d’un pays vers l’autre.

En 1968, à la suite de la crise estudiantine, il a d’abord été expulsé du Sénégal comme tous les autres étudiants étrangers. Il sera par la suite renvoyé de l’université de Dakar en 1971 au moment où certains leaders estudiantins sénégalais (Abdoulaye Bathily, Mamadou Diop Decroix et Cie) étaient incorporés dans l’armée.

Le même sort lui sera réservé en France où il était parti poursuivre ses études en 1972. Mais le plus douloureux reste 1989. « C’était très fort, c’était un sentiment d’injustice et d’oppression. C’était quelque chose d’extrêmement complexe et difficile à vivre », se souvient-il.

Avec le recul, il pense que c’était une machination organisée dans certains cercles du pouvoir mauritanien de l’époque.

D’autant plus que la plupart des personnes expulsées de la Mauritanie vers le Sénégal « n’avaient jamais mis les pieds au Sénégal auparavant et dont les parents n’avaient pas vécu au Sénégal ».

Comme beaucoup de gens de sa génération, Ndiawar Kane a été entraîné dans le tourbillon de Mai 68.

« C’était une période d’effervescence politique de gauche, en particulier de la jeunesse estudiantine. Rares étaient les étudiants Ups (le parti de Senghor) comme Djibo Kâ, qui osaient ramer à contre-courant », se souvient-il. Après la féroce répression policière (le Gmi qui venait d’être créé), les étudiants non sénégalais qui étaient plus nombreux, avaient été regroupés au camp Mangin avant d’être expulsés vers leurs pays d’origine.

Mai 68

Cet épisode a beaucoup contribué à sa formation idéologique et politique. Lui qui, en 1966, était un nationaliste négro-africain se battant contre l’hégémonie maure, s’est progressivement mué en révolutionnaire comme beaucoup de soixante-huitards.

En Mauritanie, dit-il, la construction de l’État-nation a été rendue très difficile par la compétition pour le contrôle du pouvoir entre les deux grands groupes ethnolinguistiques (les Négro-Africains et les Arabo-Berbères).

Ce qui est à l’origine de plusieurs crises ayant jalonné l’histoire du jeune État : le fameux congrès d’Aleg en 1958 marquant l’acte de naissance de la Mauritanie, la révolte des négro-africains contre la réforme de l’enseignement en 1966 qui voulait donner plus de place à l’arabe, la révolte des ouvriers de la mine de fer de Zouerate qui a coïncidé avec la crise du Sahara Occidental en 1978.

« Tout ce cheminement a conduit aux événements de 1989 », observe Ndiawar Kane.

À cela s’ajoute la confusion, parfois entretenue par certains chercheurs (Vincent Monteil), sur la question de l’esclavage. « Beaucoup de personnes ne comprennent pas la composition ethno-démographique de la Mauritanie.

Pendant longtemps, aujourd’hui encore plus qu’avant, on a montré la figure d’une Mauritanie blanche où les noirs sont considérés comme des étrangers voire des descendants d’esclaves », constate Ndiawar Kane, invitant à faire le distinguo entre les noirs descendants d’esclaves capturés lors des razzias des maures et les négro-africains c’est-à-dire les Haalpular de la moyenne vallée, les Soninkés de la haute vallée et les Wolofs du delta vivant sur les deux rives et qui « n’ont pas été les vassaux, à plus forte raison les esclaves des maures ».

En ce qui concerne les relations avec le Sénégal, il pense que la découverte du gaz à la frontière offre une occasion historique de rapprochement entre les deux pays. « C’est une bonne occasion pour les deux pays de renforcer la cohésion sociale entre les populations des deux rives ». Mais il pense que le pont de Rosso est un projet « plus symbolique et plus intégrateur que le gaz ».

lesoleil

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