Le camp de Ousmane Sonko semblait s’être déjà préparé pour jubiler à l’énoncé du verdict qu’allait rendre le juge Sabassy Faye de Ziguinchor. Au final, le magistrat a ordonné la réinscription du leader de l’ex-parti Pastef sur les listes électorales. L’issue de ce procès ne semblait faire l’objet du moindre doute, tant les partisans de Ousmane Sonko et ses conseils avaient donné, à grands renforts médiatiques, des indications, on ne peut plus claires, sur leur inéluctable victoire. Ils ont ainsi débarqué à Ziguinchor, pour faire le show et se préparer à la liesse.

Ils se sont en quelque sorte trahis en annonçant également, à qui voulait les entendre, que le verdict rendu le 6 octobre 2023, par la Cour suprême, confirmant la radiation du nom de Ousmane Sonko du fichier des électeurs, n’était pas important et que seul celui que devra rendre le juge de Ziguinchor sera déterminant sur cette question. Pour une fois, Ousmane Sonko et ses avocats manifestaient une confiance a priori pour un juge !

Mais l’Etat du Sénégal ne saurait être surpris. Il avait déjà les moyens de savoir, par le truchement de ses canaux et outils officiels, ce qui se tramait, sans compter que déjà, le 6 octobre 2023, j’avais pu alerter une haute autorité gouvernementale sur les risques de voir le procès prévu à Ziguinchor pour le 13 octobre 2023, tourner à la Bérézina pour l’Etat du Sénégal.

Mon interlocuteur avait fait montre d’une désinvolture révoltante : «On sait, ils ne sont pas sérieux mais Dieu est avec nous !» Je n’étais donc pas étonné de voir qu’aucune disposition pour permettre une bonne distribution de la Justice n’a été prise. J’ai alors pris sur moi, de dévoiler sur le réseau social X, au moment où l’audience se déroulait à Ziguinchor, les proches liens de parenté entre le juge Sabassy Faye et Saër Faye, un adjoint au maire de Ziguinchor.

Cette relation familiale pouvait apparaître comme susceptible d’entacher la sincérité du verdict. N’est-ce pas que dans l’affaire l’opposant à la dame Adji Sarr pour viol, Ousmane Sonko et ses avocats avaient systématiquement récusé tout juge ou procureur ayant une relation sociale ou de famille avec un membre du gouvernement ou un quelconque responsable politique appartenant à la majorité au pouvoir ?

Ils ont donc été pris de court par la révélation sur le lien de fraternité entre le juge et un proche collaborateur de Ousmane Sonko. Leurs propres armes leur ont été retournées. Faute d’argument, ont-ils essayé de discréditer mon information en publiant sur de nombreux autres réseaux une liste, tronquée, des adjoints au maire en omettant délibérément le nom de Saër Faye.

La supercherie sera éventée avec la publication de la véritable liste des adjoints au maire. Il ne leur restait plus qu’à jouer sur une erreur concernant le nom car dans mon premier tweet, j’avais parlé de Saliou Faye au lieu de Saër. En effet, le correcteur d’orthographe de mon téléphone a pu me jouer des tours ; sans doute l’appareil était évidemment plus habitué à écrire «Saliou» que «Saër» !

Qu’à cela ne tienne ! Tout est bon pour chercher à manipuler et tromper l’opinion, car personne n’a pu remettre en cause le lien de parenté évoqué. En définitive, l’adjoint au maire ne s’appelle pas Saliou mais Saër, et reste être le frère du juge !

Il demeure que l’Agent judiciaire de l’Etat a saisi le Premier président de la Cour d’appel de Ziguinchor, d’une demande de récusation du juge. La requête en récusation sera immédiatement notifiée à Sabassy Faye qui, malgré tout, décide de l’ignorer et de poursuivre son procès. Comme décidé obstinément à passer outre et à rendre un verdict ?

Un juge à la retraite et des plus respectables dans ce pays (je peux le dire pour avoir travaillé sous ses ordres), sans doute interloqué par la posture de son jeune collègue, n’a pu s’empêcher de partager avec moi, ces quelques mots prononcés par un haut magistrat, au cours d’un débat à l’occasion de «La nuit du Droit au Conseil d’Etat», le 6 octobre 2023, diffusé sur une chaîne de télévision française : «Nous sommes dans un état de scrupule et d’exigence éthique, quand nous nous approchons d’un dossier, parce que nous savons que nous manions une prérogative qu’on nous a donnée et dont nous ne sommes que les dépositaires transitoires (la Justice est rendue au nom du Peuple) et nous savons que nous intervenons dans la vie, le sort des gens.

La première, la toute première limite du juge, c’est la vertu, c’est l’éthique, l’exigence que la République met dans ceux qui la servent, de ne pas dépasser les bornes.»

Leçon de l’histoire : la dignité d’un juge ne devrait-elle pas souffrir de rendre un verdict, alors que persiste une suspicion légitime ou illégitime (c’est selon) portant sur l’intérêt que son propre frère pouvait avoir sur un dossier ? Encore que si on ne prenait pas sur soi de se désister, comme d’autres ont d’ailleurs eu à le faire dans d’autres affaires, la plus simple des courtoisies ne devrait-elle pas pousser à surseoir à l’audience et attendre l’avis du Premier président de la Cour d’appel de ressort, ainsi saisi ?

Le plus loufoque est réservé à la fin du procès. En effet, après plus de douze heures de débats et de plaidoiries, et surtout vu l’importance d’une telle affaire sur laquelle la Cour suprême a eu à se prononcer une semaine auparavant, le juge Faye a rendu un verdict expéditif, en cinq minutes chrono. Au demeurant, le principe immuable est de prôner une célérité dans la distribution de la Justice mais pour autant, les juges devraient-ils être aussi expéditifs ?

Qui ne se rappelle pas que dans l’affaire Mame Mbaye Niang contre Ousmane Sonko pour diffamation, jugée à Dakar, le juge Mamadou Yakham Keïta s’était montré tout aussi expéditif, en délibérant le 30 mars 2023, sur le siège, pour rendre son verdict ; ceci, contre toutes les bonnes pratiques judiciaires.

Cette affaire n’aurait jamais dû être jugée à Ziguinchor !
On peut considérer que les partisans de Ousmane Sonko se mentent à eux-mêmes, en criant une victoire qui ne saurait qu’être symbolique ou provisoire. Il ne fait aucun doute que la Cour suprême, devant laquelle cette décision du juge Sabassy Faye est déférée, ne saurait se dédire sur la question de la radiation de Ousmane Sonko du fichier des électeurs. De toute façon, le gouvernement a déjà annoncé refuser d’obtempérer à la décision du juge de Ziguinchor.

Si l’arrêt de la Cour suprême tarde à intervenir, le risque serait de voir la question devenir sans objet ou obsolète, au cas où le contentieux n’est pas vidé dans des délais pouvant permettre à Ousmane Sonko de rattraper le train du processus électoral pour la Présidentielle de février 2024. Cette affaire a pu susciter une réaction outrée de l’Union des magistrats du Sénégal (Ums) qui fustige les termes contenus dans un communiqué de l’Agent judiciaire de l’Etat du Sénégal. Le «plaideur» pour le compte de l’Etat dénonce les conditions de la tenue de ce procès.

Nul ne peut faire de ce fait la leçon à l’Ums, qui reste dans son rôle d’une organisation corporatiste, qui ne saurait sans doute pas être neutre devant une polémique sur la place publique dans laquelle l’un de ses membres est pris à partie. L’Ums a le droit et même le devoir de lui apporter un soutien de principe mais pour autant, on est en droit de se demander si les insultes, attaques, injures, menaces et intimidations, régulièrement proférées par Ousmane Sonko, ses partisans et ses avocats, à l’endroit des magistrats, sont systématiquement inaudibles des membres et responsables de cette organisation.

Assurément, l’Ums aurait certainement fait aussi dans la bonne mesure ou le bon équilibre de la balance de la Justice, si elle s’était, tant soit peu, souciée de l’ambiance de menaces et d’intimidations autour du Palais de justice de Ziguinchor. Des bandes de partisans du maire de la ville, visiblement armés, avaient pris d’assaut les lieux pour crier leur colère et leurs exigences d’un verdict favorable. Les magistrats, avocats et autres protagonistes du procès ont dû avoir du souci pour leur sécurité physique.

A son corps défendant, dans une telle situation, le juge Sabassy Faye, qui habite Ziguinchor et qui a pu observer que les forces publiques n’avaient pas pu empêcher les attaques physiques et l’incendie de résidences de personnalités gouvernementales dans la ville, a pu se résigner à rendre un verdict de confort. Là également, la faute incombe aux autorités de l’Etat qui n’ont pas su assurer les bonnes conditions de la tenue du procès dans un environnement de calme, de sérénité et de sécurité. Les juges peuvent prendre peur.

Dans des circonstances similaires du siège et de l’attaque du Palais de justice de Louga, lors du jugement d’un maître coranique de Ndiagne qui avait martyrisé un de ses élèves, je m’étais insurgé dans ces colonnes, le 2 décembre 2019, soutenant que «le Tribunal de Louga aura jugé mais n’aura pas rendu Justice». C’est dire encore une fois que c’est une grave méprise de l’Etat d’avoir laissé ce procès se tenir à Ziguinchor

. La moindre des précautions aurait été de demander le «dépaysement» de ce dossier vers une autre juridiction comme à Kolda, Tambacounda, Diourbel, Kaolack, Thiès, Saint-Louis, Matam ou encore… ; un lieu où les menaces sécuritaires autour du procès n’auraient pas été aussi évidentes.

, pourquoi avoir du scrupule ou s’interdire d’utiliser les outils légaux que les procédures permettent dans tous les systèmes judiciaires ?

On peut dire que cela résulte plus de l’imprévoyance ou de la désinvolture, toujours coupable, d’autant qu’on a vu l’Etat chercher à se rattraper par une intempestive demande, sur le tard, d’une récusation du juge. La négligence (encore coupable) avec laquelle certaines procédures judiciaires sont suivies par les plus hautes autorités de l’Etat peut laisser pantois.

Il est arrivé, plus d’une fois, que dans des affaires importantes, que la Chancellerie découvre en même temps que le commun des Sénégalais, les réquisitions du ministère public qui vont dans un sens qui la surprenne, pour dire le moins. Les précautions d’usage devraient inciter le ministère de la Justice à chercher à savoir ce que ses procureurs, procureurs généraux, sous sa tutelle, auraient à dire à l’audience et au cas où cela ne conviendrait pas, leur donner des réquisitions écrites en bonne et due forme.

Une telle autre pratique est autorisée et usitée dans tous les systèmes judiciaires du monde ! A quoi doivent servir les réunions hebdomadaires de coordination avec les parquets, sous l’égide du ministère de la Justice ? Le Parquet général de la Cour suprême n’est statutairement pas «soumis» au ministre de la Justice, il est indépendant, mais pour autant, la Chancellerie devrait-elle ignorer ses activités ?

De même qu’on peut rester persuadé que si l’esclandre du juge Mamadou Yakham Keïta dans l’affaire citée plus haut avait été efficacement prise en charge par la Chancellerie, ne serait-ce que dans le sens d’une demande d’une enquête de l’Inspection générale de l’administration de la justice (Igaj) afin, à tout le moins, de s’assurer des conditions d’une distribution équitable de l’œuvre de justice, sans doute que son collègue Sabassy Faye aurait réfléchi à deux fois avant d’adopter la même attitude qui émeut dans les milieux judiciaires.

Des juges qui se montrent indélicats sont applaudis en héros, alors que leurs collègues, qui s’en tiennent au sacerdoce de leur serment, passent aux yeux d’une certaine opinion pour des renégats ou des parias. L’aberration est telle qu’on a vu, sur les réseaux sociaux, deux anciens premiers ministres (Abdoul Mbaye et Aminata Touré), applaudir des juges aux comportements qui heurtent les règles professionnelles.

On dira que avec Abdoul Mbaye, c’est du déjà vu, il félicite les juges s’ils tranchent un contentieux en sa faveur et les insulte s’ils le déboutent. Mais c’est triste et pénible de voir une ancienne Garde des sceaux ministre de la Justice, renier tout ce pourquoi elle avait gagné l’estime de ses concitoyens. N’est-elle pas Aminata Touré, ministre de la Justice, qui avait fait «dépayser», en 2012, de Mbour à Thiès, le dossier Cheikh Béthio Thioune, dans l’affaire du meurtre de deux de ses disciples à Médinatoul Salam ?

Le détenu Cheikh Béthio Thioune avait aussi été, d’autorité, transféré de la prison de Thiès à celle de Rebeuss à Dakar.

N’est-ce pas Aminata Touré qui a défenestré sans ménagement, le procureur de Dakar, Ousmane Diagne, qui avait des velléités de rébellion à certaines instructions de la Chancellerie. Elle l’avait tenté à l’occasion d’un Conseil supérieur de la magistrature du 22 janvier 2013, mais le Président Sall y avait mis son véto. Elle reviendra trois mois plus tard, en avril 2013, pour obtenir la tête du procureur Diagne, avec cette-fois, pour la persuasion du chef de l’Etat, un allié de poids, le Premier ministre d’alors, Abdoul Mbaye, qui lui aussi avait une dent contre le magistrat.

Ousmane Diagne avait donné une suite judiciaire à une dénonciation, faite au Parquet par la présidente du Tribunal en charge des affaires familiales, d’une infraction de faux contre Abdoul Mbaye. Ce dernier, dans une procédure de divorce l’opposant à Amy Diack, avait utilisé un document de mariage dont la fausseté a été dénoncée par l’autre partie. Le 30 août 2018, sur la requête de Karim Wade, portant sur le rejet de son inscription sur les listes électorales,

Ousmane Diagne a occupé le siège de l’Avocat général à l’audience de la Cour suprême. Dans son réquisitoire, il désavoua la Direction générale des élections, estimant que «Karim Wade a le droit de s’inscrire et que les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ne peuvent pas se substituer aux juges qui doivent trancher les questions électorales».

Que cette situation de Karim Wade à ce moment-là et celle qui occupe l’actualité, de la radiation de Ousmane Sonko du fichier électoral, sont similaires !

Aminata Touré, Envoyée spéciale du chef de l’Etat, qui dirigeait la campagne de collecte des parrainages pour le compte du candidat Macky Sall en vue de la Présidentielle de 2019, trouvait que cette nouvelle attitude de ce magistrat défavorable au pouvoir, légitimait encore son limogeage du Parquet de Dakar en 2013.

Il faut dire que Aminata Touré était en attente d’un «come-back» à un échelon plus élevé de l’appareil d’Etat. Elle sera nommée présidente du Conseil économique, social et environnemental (Cese). Dites-moi quelle leçon de respect de l’indépendance des magistrats peuvent prétendre donner ces deux personnalités ?

lequotidien

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