C’est une victoire éclair après une campagne express. Avant même l’annonce des résultats officiels, le candidat du pouvoir Amadou Ba a reconnu, lundi, sa défaite face à l’opposant Bassirou Diomaye Faye, que les premières estimations créditent d’une large avance. Comment expliquer un tel succès pour le candidat « antisystème » ? Décryptage.
Le suspense aura été de courte durée. Lundi 25 mars, au lendemain du premier tour de la présidentielle sénégalaise, le candidat du pouvoir Amadou Ba a concédé, à la mi-journée, sa défaite au profit du candidat d’opposition Bassirou Diomaye Faye.
La veille au soir déjà, après le dépouillement des bulletins et alors que les premiers résultats étaient dévoilés bureau par bureau, ses partisans étaient descendus dans les rues de Dakar pour célébrer cette victoire qui s’annonce large, bien qu’elle doive encore être confirmée par la publication des résultats officiels.
Bassirou Diomaye Faye s’apprête donc à endosser le costume du cinquième président de la République du Sénégal, succédant au président Macky Sall, dont le mandat prendra fin le 2 avril après douze années au pouvoir.
Il s’agit d’un retournement de situation extraordinaire pour ce candidat, qui, il y a moins de dix jours encore était incarcéré, comme son mentor, la figure d’opposition Ousmane Sonko.
Opposition déterminée
Le chemin vers la présidence a été long et semé d’embuches pour le camp Sonko, dont la figure de proue fait depuis plusieurs années l’objet de poursuites judiciaires.
Condamné le 1er juin 2023 à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse » dans une affaire de mœurs, Ousmane Sonko avait également écopé de six mois de prison avec sursis pour diffamation.
Deux affaires fabriquées de toute pièce selon l’intéressé, qui avait fustigé une instrumentalisation de la justice par le pouvoir.
En position d’inéligibilité, le chef de l’opposition avait alors apporté son soutien au numéro deux de sa formation politique, Bassirou Diomaye Faye, également en détention mais pas encore condamné, donc toujours éligible.
« Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye ont fait preuve dans leur parcours d’une grande intelligence politique », souligne Stéphane Ballong, rédacteur en chef Afrique de France 24. « Contrairement à certains pays où les partis d’opposition renoncent face à des blocages, eux sont allés au bout de leur logique.
Ils n’ont jamais renoncé à participer à une élection au Sénégal, malgré la disqualification de leur champion. »
En plus de la candidature de Bassirou Diomaye Faye, des députés de l’ex-Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité, parti dissous par les autorités en juillet dernier), avaient apporté leurs parrainages à un autre candidat de l’opposition, Habib Sy, du Parti démocratique sénégalais.
Le « plan C » du camp Sonko s’est finalement retiré à trois jours de la présidentielle au profit de Bassirou Diomaye Faye, libéré, tout comme Ousmane Sonko, à la faveur d’une loi d’amnistie décrétée par Macky Sall.
Volonté de changement
La victoire de Bassirou Diomaye Faye est également celle d’un programme radical incarné depuis plusieurs années par Ousmane Sonko, en rupture avec la présidence Macky Sall.
Parmi leurs mesures phares : la sortie du Franc CFA hérité de la colonisation, la renégociation des contrats miniers, d’hydrocarbures ou bien encore de défense, ainsi qu’une refonte du système présidentiel pour le soumettre à des garde-fous.
Durant la campagne, de nombreux électeurs appelaient au changement, et la candidature de Bassirou Diomaye Faye « a suscité énormément d’espoir » explique Sarah Sakho, la correspondante de France 24 à Dakar.
Le panafricanisme qu’il met en avant avec des thèmes comme « l’indépendance du Sénégal, la réappropriation des ressources et la préférence nationale parlent beaucoup à la jeunesse », souligne-t-elle. Un électorat particulièrement important dans un pays où 75 % de la population a moins de 35 ans.
Cette soif de changement s’exprime également sur les questions de l’emploi et de la vie chère.
Car si le Sénégal a connu une forte croissance économique sous Macky Sall, favorisée par la politique de grands travaux du président, le chômage demeure élevé, en particulier chez les jeunes. Tout comme l’inflation, qui a progressé ces dernières années et pèse sur le niveau de vie des ménages.
Vote sanction pour le camp présidentiel
Outre l’engouement populaire suscité par le projet porté par Bassirou Diomaye Faye, nombre d’observateurs voient en la victoire éclair du candidat antisystème un vote sanction à l’endroit du président sortant Macky Sall.
Cette défaite cinglante du camp présidentiel intervient après la profonde crise politique provoquée par l’annulation surprise de la présidentielle du 25 février par le président, puis son report par l’Assemblée nationale au 15 décembre. Un report finalement annulé par le Conseil constitutionnel, avant que ne soit fixée la nouvelle date du 24 mars.
Pour Mamadou Diouf, professeur d’études africaines à l’université de Columbia, à New York, cette récente crise n’est que l’ultime manifestation d’un mal bien plus profond.
« Lors des dernières années du régime du président Macky Sall, nous avons eu l’impression que le Sénégal rentrait dans le cycle des autoritarisme classiques africains », déplore-t-il.
Des centaines de manifestants ont été arrêtés au cours des épisodes de troubles qu’a connus le pays en mars 2021, puis en juin 2023, autour des déboires judiciaires d’Ousmane Sonko, mais également du suspense entretenu par le président sortant quant à la possibilité d’un troisième mandat.
Plusieurs dizaines de Sénégalais ont perdu la vie lors de ces manifestations réprimées par la police.
« Les Sénégalais ont vécu la période 2021-2023 comme un grand traumatisme », affirme Alioune Tine, président du centre de réflexion sénégalais Afrikajom.
« Ceci a produit un sentiment de rejet extrêmement fort contre le régime de Macky Sall, un sentiment de frustration et de revanche. »
Pour cet expert de la politique sénégalaise, Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye « étaient perçus comme la bouée de sauvetage d’une démocratie en péril ». « Leur victoire n’est pas une surprise, même si la récente crise politique a mis la démocratie à rude épreuve.
Le roseau a plié mais il ne s’est pas cassé, c’est ça la démocratie sénégalaise », conclut-il, soulagé.
france24