Si l’on en croit Schopenhauer, l’artiste, comme le philosophe, tente de répondre à la question « qu’est-ce que la vie ? ». Si notre existence était claire, sensée, sans énigme ni douleur, l’art serait sans doute inutile et impossible. Il en est de même pour la philosophie : l’origine ultime de la philosophie est d’ordre psychologique, c’est l’étonnement (et la révolte qui s’en suit) de l’homme face à l’absurdité de l’existence. L’art n’a d’autre fonction que de donner un sens (dans son acception la plus large) à notre existence. Les vérités qui sont exprimées par les artistes sont à la fois d’une profondeur et d’une clarté qui surprennent tout esprit rationnel. Beaucoup de choses que nous avons du mal à comprendre par le raisonnement nous sont suggérées ou expliquées de façon simple par l’art. Celui-ci nous met en contact direct avec la réalité et ce, en amplifiant le pouvoir de nos sens et de notre imagination sans totalement étouffer la raison.
Descartes a dit : « Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes ont écrit sous l’empire de l’enthousiasme et de la force de l’imagination. Il y a en nous des semences de sciences, comme en un silex des semences de feux ; les philosophes les extraient par la raison ; les poètes les arrachent par l’imagination : elles brillent alors davantage.». Œuvres philosophiques, tome I. Extraire et arracher, raison et imagination : l’extraction est un processus délicat, méticuleux pour ne pas endommager la splendeur et la finesse de la vérité ; l’arrachage est plutôt brusque voire brutal. Personne ne voit l’artiste venir, il agit comme un dentiste professionnel : ce n’est que quand il vous montrera la dent arrachée que vous serez convaincu que le dentiste professionnel a fini son opération. Les artistes nous surprennent toujours, c’est au moment où l’on s’y attend le moins qu’ils nous sortent des merveilles à partir de choses que nous avons pourtant tout le temps sous les sens.
Quand j’ai écouté pour la première fois Diaaga de Thione Seck, j’ai eu une pensée presque indécente. Cette production m’a semblé tellement accomplie et géniale que je me suis dit au fond de mon cœur : « ce serait injuste qu’une autre œuvre de Thione vienne s’ajouter à celle-là » ! Le romantisme qui se dégage de cette œuvre m’a paru tellement sublime que je redoutais qu’une œuvre moins géniale vienne brouiller ou déranger une symphonie. Le destin m’a, semble-t-il entendu, mais pas dans le sens que je voulais, car ma conviction était que Thione allait décrocher… Diaaga fait partie de ces œuvres dont on peut se servir pour donner raison à Nietzsche qui pense que l’art est une forme d’illusion qui rend la vie quand même possible. Il y a des illusions mortifères (religion, philosophie) et d’autres porteuses de vie, de joie. L’art est assurément une fiction, une mise en suspens du réel par la fantaisie, le moment d’explorer le possible qui est, selon le mot de Baudelaire, « une des provinces du vrai ». Mais Diaaga fait mieux : cette chanson montre comment l’artiste ne peut nullement être pris au dépourvu par la pauvreté et l’absurdité du réel. Des choses anodines, viles et totalement dépourvues de lien entre elles sont assemblées par l’artiste pour en donner une œuvre à la fois cohérente et sensée. Fil, émetteur, récepteur, décodeur, téléviseur, coupe du monde… tant de choses qui n’ont rien à voir avec l’amour et qui pourtant sont utilisés comme un langage pour exprimer des sentiments et des idées qu’aucune langue ne saurait traduire correctement. Et si nous nous inspirions tous des artistes ?
Cette œuvre nous montre également ce que doit être l’attitude de l’homme face au monde. Si Nietzsche semble placer l’art au-dessus de toutes les productions culturelles, c’est parce que l’art est l’allégorie de ce que doit être la vie de l’homme : toujours créer, ne jamais baisser les bras, être joyeux, fier et optimiste. Notre vie devient une dépouille le jour où nous commençons à nous réfugier dans le désert du quiétisme. Tels des artistes, en effet, nous devons toujours créer ou recréer notre destin, notre présent notre futur et même notre passé. Dans une même chanson, Thione nous parle d’amour, de jalousie (le nom anxieux de l’amour), d’ange de la mort, de mort, de Dieu, etc. avec des rimes sorties de la plus précieuse des fantaisies pour nous faire comprendre que par l’art nous sommes les apprentis de Dieu. Dieu a créé le monde et a laissé à l’homme le soin de l’ordonner selon sa convenance, sa pensée. Adam a donné un nom à chaque chose, or « nommer, c’est créer », mais aussi ordonner, harmoniser : notre créativité doit nous rappeler celle de Dieu.
« Sude yena mën loolu astama sunu borom, moom mińu boole môm ».
L’âme de cette chanson n’est pas seulement la beauté qu’elle renferme, il faut la chercher plutôt dans le message intemporel d’un amour inoxydable qui transcende l’espace et le temps, le bien et le mal, le plaisir et la douleur. Diaaga de Thione Seck n’est pas seulement un hymne à l’amour, je pense humblement que c’est une forme de métaphysique de l’amour. L’amour d’un homme pour sa femme est d’autant plus fort qu’il renferme une amitié (ne dit-on pas « âme sœur » ou « douce moitié » relativement au mythe de l’androgyne primitif ?). L’amour imbibé d’amitié transcende la mort, la distance, les sens, la vie. Un amour sans amitié reste une communication entre corps : c’est important, mais insuffisant, car une telle communication se sature rapidement. En revanche, les hommes et les femmes qui s’aiment comme des amis en plus de l’amour charnel qu’ils éprouvent l’un pour l’autre sont, pour ainsi dire, toujours capables de créer de nouveaux « mots » ; quand ils épuisent le stock de sens, ils en inventent par la force de l’amour.
Thione Seck n’était donc par seulement un parolier, il fut également un philosophe dans l’âme, il savait méditer et faire méditer ; il savait savonner et flatter ; il savait éduquer et instruire en même temps ; il avait les yeux constamment rivé sur la mort tout en chantant la vie joyeuse. La chanson Aduna fait partie de ces œuvres qu’on envie de réécouter plusieurs fois pour la beauté et le sens, pour la fécondité en termes de source de méditation. Cette chanson où la vie, personnifiée, reçoit révérencieusement les réprimandes du chanteur est également un chef-d’œuvre où se côtoient lucidité philosophique et génie artistique.
« Kula japp dinko njuuy,
amulo kolore,
tekkiwo dara..».
En écoutant attentivement la chanson on est presque amené à penser que sans la mort accidentelle de Blain Djigël, l’humanité serait injustement privée d’une telle merveille. C’est comme si le destin lui-même travaillait à donner à Thione Seck l’opportunité de faire éclore son génie. Chagrin douleur, regret et complaintes dans une voix qui semble justement être taillée (par la nature ou par l’homme) pour faire de cette tragédie (mort accidentelle d’un ami) une beauté !
« bama tiimee paxama,
yootu pelle sôti suff
ca lay sogga xam ne
adunà wori nèn la »
La mort, quelle tragédie ! Combien de couples violemment séparés par cet horrible évènement ? Combien de destins brisés à jamais ? Combien d’enfants innocents ont souffert des manigances et malfaisances de cette monstrueuse créature ? Combien de parents certes vivants, mais avec comme compagnon la mort ? Combien de vies ruinées par la mort ? Combien d’effort et de sacrifices rendus vains par sa survenue subite. (Sax yi)
« Jog di daanu ba wërsëk tuuru,
takk jabar bay waaja tooxu,
déé nieuw taxalélén,
wëykat ba naan, wëykat ba naan
xalam demoon na bo’y neex »
La contingence absolue de notre existence est doublement justifiée : notre existence de dépend pas de nous, nous n’en sommes pas avertis (ce qui est d’ailleurs un non-sens), mais la mort non plus ne nous avertit pas. Rien ne justifie que nous venions au monde, que nous nous appelions tel, que nous rencontrions des amis, que nous y soyons amoureux d’untel. Rien ne justifie que la mort soit notre horizon indépassable, que certains meurent plus tôt et plus vite que d’autres. Et pourtant il nous faut vivre, être au monde parmi des gens, tenter d’y être heureux, d’y faire face à la souffrance et à la misère. Bref nous sommes tous Sisyphe ! Qu’y y a-t-il de plus affreux, de plus arbitraire, de plus absurde que d’être condamné à mourir, de devoir composer avec la mort toujours suspendue comme une épée de Damoclès sur nos initiatives et entreprises ?
Sartre pense (avec raison d’ailleurs) que cette mort que nous redoutons autant est paradoxalement constitutive de notre liberté : nous pensons en ce qui nous concerne que l’art le prouve. En tant que possibilité qui peut se réaliser à tout moment, la mort est un possible qui annihile tous les choix ou projets : il me faut faire vite, me marier, faire des enfants, avoir une maison, être heureux avant la survenue de la mort. En m’obligeant à choisir par son imminence, la mort me presse à être libre (c’est-à-dire à choisir). Mais inversement, la possibilité, probabilité ou imminence de la mort, ne m’empêche guère de me projeter (pro-jeter) dans l’avenir : quel courage et quelle indifférence vis-à-vis de la mort ! Elle a emporté Blain Jigël, mais elle l’a aidé à réaliser une partie de sa liberté, et, de toute façon, les fruits de cette liberté encore sont là.
L’art est la parfaite illustration de cette liberté triomphante de la mort, car malgré la certitude que nous avons d’être mortels et l’incertitude du quand cette mort va survenir, nous trouvons dans l’art un moyen d’être joyeux, de néantiser donc la mort. L’art prouve doublement une certaine victoire sur la mort : il transmue la douleur en plaisir ; le malheur en œuvre, la tragédie en liberté. La perte d’un être cher peut être une source d’inspiration à la production d’œuvres géniales : au lieu de s’apitoyer sur ce drame existentiel, on le sublime en œuvre d’art. La pensée de notre mort est oubliée ou dédramatisée par l’art (on a vu des écrivains penser leur mort, mettre en scène leur funérailles, etc.). Imaginons ce que serait notre vie sans les délices que nous procure l’art et nous comprendrons à quel point la création artistique est une manifestation de la liberté.
xibaaru