La fin de la domination du dollar américain ne suffira pas à mettre fin à l’impérialisme monétaire. Le développement durable du Sud exige de repenser la compensation des paiements internationaux

La fin de la domination du dollar américain ne suffira pas à mettre fin à l’impérialisme monétaire. Seules de meilleures dispositions multilatérales pour la compensation des paiements internationaux peuvent répondre aux aspirations des pays du Sud en matière de développement durable.

De Gaulle contre le dollar américain

Les défis lancés à l’hégémonie du dollar américain n’ont pas commencé avec les BRICS. Le président français Charles de Gaulle s’est illustré par sa posture de dissident dans les années 1960.

Valéry Giscard d’Estaing, son ministre des Finances et des Affaires Économiques entre 1962 et 1966, a inventé l’expression « privilège exorbitant » pour se plaindre de la domination du dollar américain.

Le statut du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale permet aux États-Unis d’acheter à crédit les biens, les services et les actifs étrangers. Cela leur donne également la possibilité de dépenser beaucoup plus pour les bases militaires et les guerres à l’étranger.

Ce privilège autorise de telles extravagances avec des effets négatifs limités sur la balance des paiements et le taux de change du dollar. L’économiste français Jacques Rueff observait que les États-Unis pouvaient ainsi maintenir des déficits extérieurs « sans larmes ».

De Gaulle exigeait de la Réserve fédérale américaine qu’elle convertît les « eurodollars » excédentaires de la France en or monétaire.

Le défi français allait faire éclater le bluff des États-Unis, les obligeant à mettre fin en 1971 à la convertibilité dollar-or qui était au cœur des accords de Bretton Woods de 1944.

Pour renforcer son statut économique dans un système dominé par le dollar, la France d’après-guerre a imposé un dispositif monétaire à la plupart de ses anciennes colonies africaines, lui conférant un privilège néocolonial similaire à celui des États-Unis à l’échelle mondiale.

Avec la zone franc CFA, la France a bénéficié de deux avantages.

Premièrement, elle n’avait pas besoin de détenir des dollars pour acheter des biens et des services dans les territoires qu’elle dominait. Deuxièmement, elle dispose d’un contrôle discrétionnaire sur les revenus en dollars de la zone.

Le remplacement du franc français par l’euro en 1999 n’a pas mis fin à cet impérialisme monétaire. Aujourd’hui, 14 pays d’Afrique subsaharienne comptant plus de 200 millions d’habitants utilisent encore le franc CFA.

Créé en 1945, ce dispositif monétaire a permis d’utiliser les colonies pour accélérer la reconstruction de l’économie française d’après-guerre. Il demeure encore sous la tutelle légale du Trésor français.

Le fait que la France tire profit de ses relations monétaires avec ses anciennes colonies implique que les rivaux des États-Unis pourraient également en faire de même s’ils parviennent à saper la domination du dollar sans renverser l’impérialisme monétaire.

De la dédollarisation

Le terme de dédollarisation fait actuellement référence au développement d’initiatives alternatives de paiements bilatéraux et plurilatéraux réduisant le rôle du dollar et des arrangements financiers basés sur le dollar dans le règlement des transactions économiques internationales et la gestion des réserves de change.

Ce phénomène s’est accentué.

En 2022, le commerce international était estimé à 46 000 milliards de dollars, dont plus de la moitié était facturée dans des monnaies autres que le dollar américain. De plus en plus de pays commercent entre eux et règlent leurs transactions dans des monnaies autres que le billet vert.

Bien que cette tendance ait érodé la part du dollar dans le total des réserves officielles de change, le temps est encore loin où le dollar sera détrôné en tant que monnaie de réserve mondiale.

En effet, le commerce international n’est que la partie émergée de l’iceberg des transactions financières internationales, qui restent principalement libellées en dollars américains.

La remise en cause actuelle de l’hégémonie du dollar a beaucoup à voir avec les sanctions financières unilatérales prises par les États-Unis et leurs alliés, principalement européens, à l’encontre de plusieurs pays, dont la Russie, l’Iran et le Venezuela.

Ces pays ont été exclus du système de messagerie SWIFT et/ou ont vu leurs avoirs à l’étranger, en particulier leurs réserves en dollars, en euros ou en or, confisqués unilatéralement sous divers prétextes.

Face à ces sanctions, de plus en plus de pays souhaitent développer des systèmes de paiements alternatifs, réduire leurs réserves en dollars et en euros et trouver des moyens plus sûrs de sauvegarder leurs excédents extérieurs.

Un récent rapport du gouvernement russe pour les BRICS a critiqué l’instrumentalisation par l’Occident du système international des paiements. Il appelle à la mise en place d’un système monétaire et financier international conforme aux principes de sécurité, d’indépendance, d’inclusion et de durabilité.

Les pays riches en ressources et disposant d’importants surplus extérieurs sont à juste titre préoccupés par cette menace. Mais le rapport n’aborde pas les problèmes et les besoins des pays déficitaires qui constituent la grande partie de ceux du Sud.

Union internationale de compensation

L’un des problèmes fondamentaux du système monétaire et financier international actuel est qu’une monnaie nationale – le dollar américain – joue le rôle d’actif de réserve pour le reste du monde.

Cette situation oblige la plupart des pays, en particulier ceux du Sud, à accumuler des dollars américains pour honorer leurs obligations extérieures. Parce qu’ils peinent à en obtenir suffisamment, ces pays sont particulièrement vulnérables aux crises de dette extérieure.

Leurs problèmes ne seront pas résolus si la domination du dollar américain recule et si son privilège doit être partagé avec d’autres monnaies de réserve internationales.

Un système monétaire et financier international équitable et favorable au développement durable devrait éliminer l’obligation d’accumuler des réserves de change, par exemple en permettant à chaque pays de payer ses importations dans sa monnaie, ce qui est techniquement possible.

Avec une Union internationale de compensation, Ernst Friedrich Schumacher notait que « chaque monnaie nationale [deviendrait] une monnaie mondiale, ce qui [rendrait] inutile la création d’une nouvelle monnaie mondiale ».

Cette proposition permettrait de résoudre les crises financières, d’endettement et climatiques auxquelles le Sud est confronté. Cependant, depuis 1944, aucun effort n’a été renouvelé pour obtenir le consensus multilatéral nécessaire à une telle transformation.

Ndongo Samba Sylla est Économiste sénégalais, Directeur Afrique de l’International Development Economics Associates (IDEAs)

Jomo Kwame Sundaram est Économiste malaysien, ancien professeur d’économie, a été sous-secrétaire général des Nations unies pour le développement économique et a reçu le prix Wassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique.

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