Après quatre ans, Dakar a renoué avec sa Biennale d’art contemporain. Pendant un mois, la ville a vibré au rythme de l’art. Les rideaux tombés, arrive le moment de faire le bilan et il est loin d’être positif. Artiste invité et exposant du «Doxantu», Ousmane Dia ne mâche pas ses mots pour dénoncer les manquements de cette édition.
La 14e Biennale d’art contemporain de Dakar vient de s’achever. On le sait, il y a eu quelques couacs dans l’organisation. Quel bilan pouvez-vous en faire ?
Il y a eu malheureusement beaucoup de couacs qui ont même grandement écorné l’image de notre pays alors que tout indiquait que la biennale allait connaître un succès retentissant. L’Etat a mobilisé deux milliards de nos francs, donc quatre fois plus que la dernière édition. Il y a eu plusieurs sponsors, des œuvres de qualité, des artistes de dimension mondiale. Seulement, il y a eu plusieurs couacs qui, à mon avis, ne se justifient pas. Je citerais par exemple le fait qu’on ait reçu le programme de la biennale à deux jours de l’ouverture. Plusieurs actes de vandalisme sur les œuvres de Caroline Guèye et Mbaye Diop. Ces deux artistes ont été primés, mais leurs œuvres ont été vandalisées dans le cadre de l’exposition internationale. On a volé 6 téléphones sur l’installation de Mbaye Diop. Ce n’est pas tout puisque l’œuvre de Serigne Mbaye Camara se trouvait par terre le jour du vernissage du programme Doxantu.
Un artiste étranger est même reparti avec son œuvre sous le bras tandis que des artistes de Doxantu ont été sommés de réaliser leurs œuvres en quatre jours. Je dis que le travail du directeur artistique (Dr El Hadji Malick Ndiaye) a été saboté, et pourtant ce jeune très compétent et avant-gardiste s’est battu pour donner une dimension internationale à cette biennale en proposant le concept de Doxantu, sans compter d’autres innovations qu’il souhaitait apporter pour impliquer la banlieue dakaroise. Pour une manifestation aussi importante, je ne peux pas comprendre que toute la scénographie (exposition internationale, pavillon sénégalais et Doxantu) ait été confiée au vaillant Khalifa Dieng, avec des moyens humains, matériels et financiers très limités. Malgré cela, il a réussi l’impossible. C’est la même chose pour le Pavillon Sénégal.
Le critique d’art Massamba Mbaye n’a pas été accompagné comme il le souhaitait pour répondre aux besoins des artistes qui exposaient dans le pavillon au Musée des civilisations. Des journalistes étrangers n’avaient pas reçu leurs accréditations à deux jours de l’ouverture officielle de la biennale malgré le fait d’avoir respecté toutes les conditions. On a vu des collaborateurs du Secrétariat général à bout de souffle, sans parler d’énormes problèmes dans la communication et des médiateurs culturels qui ont travaillé tous les jours pendant plus d’un mois, de 9h à 19h y compris les samedis et dimanches pour percevoir un salaire de 50 mille francs Cfa. Et les agents du ministère de la Culture n’ont pas été impliqués. Ce sont là, quelques-uns des problèmes que nous avons recensés et nous comptons aborder le sujet plus largement dans une semaine ici à Dakar.
Les rideaux sont tombés sur cette 14e édition à laquelle vous avez participé comme artiste invité. Quels ont été, selon vous, les points forts de ce grand rendez-vous culturel ?
Indubitablement il y a eu des points forts, et le premier d’entre eux, c’est de réussir à tenir la biennale après quelques années d’hibernation, surtout du fait de la pandémie. Ensuite la puissance publique a mobilisé deux milliards de nos francs pour donner à l’évènement un succès éclatant et des sponsors de taille se sont aussi mobilisés. Enfin il y a eu la qualité des œuvres et celle des artistes qui ont travaillé d’arrache-pied autour de ce grand rendez-vous culturel.
La biennale était articulée autour du thème : «I Ndaffa, Forger.» Comment vous vous êtes approprié ce thème ?
J’avais une folle envie de participer à la biennale mais quand j’ai vu le thème, je me suis dit qu’occasion ne pouvait être plus belle parce que là, c’est vraiment ma tasse de thé. C’est cela qui a motivé toute l’énergie que j’ai eue pour réaliser des œuvres monumentales et uniquement avec du fer.
Votre sculpture, «Ni Barça, ni Barsak», trône désormais sur un rond-point de l’Ucad. Quel en est le message ?
Mon intime conviction est que la solution n’est ni à Barça, ni à Barsak mais ici au Sénégal. Je dois à la vérité de dire que j’ai plusieurs fois été interpellé sur le thème mais depuis lors, je réfléchissais. C’est une question très complexe, surtout pour moi qui suis sénégalais établi à l’étranger. Sous ce rapport, le discours que je tiens doit être cohérent et suffisamment explicite pour ne pas me faire tirer les oreilles par des jeunes quasi «aveuglés» par les migrations, et j’avoue que c’est assez pesant. Une fois de la suite dans mes idées, j’ai mobilisé un designer et un ami qui monte mes expositions avec lesquels je travaille beaucoup pour mettre le projet en 3D. Finalement, nous avons pu trouver quelque chose de cohérent par rapport à ma personnalité, à mon écriture plastique et surtout par rapport à ce que j’avais envie de mettre en relief.
Si vous jetez un regard sur l’œuvre, vous vous rendrez compte qu’il y a un socle qui fait 4m de diamètre, une pirogue qui est en train de couler. C’est ce moment précis que j’ai capté, où y a le sauve-qui-peut, beaucoup de personnages autour qui vont dans tous les sens et, en haut de la pirogue, j’ai mis un enfant et un adulte. L’un pointant du doigt l’Occident et l’autre l’Afrique. Et ce sont des doigts accusateurs. La religion que je me suis faite autour de ce phénomène qui, malheureusement, perdure, c’est que nos autorités tout comme l’Occident ont une grande part de responsabilité. Mais, cela ne doit guère dédouaner les jeunes qui ont choisi cette méthode irrégulière et dangereuse de migrer.
Cette personne qui indexe l’Afrique, c’est pour exprimer le fait que c’est extrêmement désolant qu’à ce jour, nos dirigeants n’aient pas réussi à mettre en place des projets de développement réalistes et adaptés qui puissent fixer les jeunes dans leurs terroirs. Seulement, il faut aussi déplorer le fait que ceux qui veulent voyager régulièrement, et qui ont des invitations, soient soumis à des tracasseries au niveau des ambassades qui leur refusent le visa, et souvent pour des motifs fallacieux. Je disais que l’Etat du Sénégal devrait par exemple créer des bureaux avec des juristes et imposer à toutes les ambassades présentes sur le territoire sénégalais que quand on refuse un visa à un Sénégalais, qu’il ait l’opportunité de faire un recours et si cela échoue, que l’argent investi dans le visa soit restitué. Les ambassades disent que ce sont des frais de dossier, mais c’est énormément d’argent et je déplore ce paternalisme européen à notre endroit.
Il est dit que l’on a débloqué un fonds pour lutter contre l’émigration clandestine, mais allez savoir comment les choses sont gérées. L’équipe qui vient est prise en charge avec ce fonds, elle est logée dans d’excellentes conditions avec des véhicules de luxe. Elle va à Tambacounda, déroule une formation sur une semaine et donne à chaque jeune, 150 mille francs, c’est pour régler quoi ? Il faut que nos autorités soient beaucoup plus ambitieuses que cela. L’Occident veut soutenir pour arrêter ce phénomène, ok, mais qu’il vienne soutenir nos projets. Qu’il nous laisse dérouler les projets qu’on a envie de mettre en place. J’avais fondé le Collectif des artistes plasticiens en 2000. Entre 2000 et 2018, on a réussi à faire 14 projets d’échanges artistiques et culturels. Il y a eu plus de 1700 artistes qui se sont rencontrés. En 2004 par exemple, nous avons fait venir 79 artistes de 18 nationalités jusqu’à Tambacounda.
Ce projet intitulé TGD (Tambacounda-Genève-Dakar) a permis à beaucoup de jeunes sénégalais d’aller en Suisse, et il se tenait une année à Genève, l’année suivante à Tambacounda et celle d’après à Dakar. Et beaucoup de jeunes dakarois et de Tambacounda ont pu exposer pour la première fois au Palais des Nations unies à Genève. A travers ces projets, nous avons propulsé 12 artistes sénégalais qui ont exposé au Salon Europe Art, un des plus grands de Genève. Tous ces jeunes ont découvert l’Europe et savent ce qui s’y passe. Ces jeunes, une migration irrégulière ne les intéresse plus. Le mythe est tombé chez eux.
Vous aimez interpeller finalement ?
J’aime en effet interpeller, mais sur des bases solides. Mon humble avis est que c’est pour cela d’ailleurs que l’Union européenne n’a pas voulu soutenir le projet «Ni Barsa, Ni Barsak». Après, ils disent toujours que c’est trop cher mais moi, je suis ambitieux pour mon pays. Je ne vais pas faire une sculpture de 2m avec deux bouts de métal. J’ai une sculpture à Genève, à l’hôpital cantonal et qui est une commande publique. Mes prix ne se négocient pas. S’ils sont capables de mettre ce prix pour leurs pays, moi je veux des sculptures de la même valeur et de la même dimension plastique pour mon pays.
lequotidien