Trois mille dossiers d’état civil en suspens à Djinaky, des programmes de santé compromis, un ambitieux projet d’électrification menacé : le pays découvre brutalement les conséquences de la suspension de l’aide américaine
La récente suspension de l’aide américaine, décidée par le président Donald Trump, a brutalement interrompu de nombreux programmes de développement dans le pays, mettant en lumière la dépendance du pays à l’assistance étrangère. Cette situation survient alors même que le gouvernement, dirigé par le Premier ministre Ousmane Sonko, prône un discours résolument souverainiste.
Le 20 janvier 2025, Donald Trump a signé un décret suspendant pour quatre-vingt-dix jours les programmes d’aide américains, notamment ceux de l’USAID.
Comme le rapporte Afrique XXI, cette décision « radicale destinée à revoir les priorités de financement et à éliminer les dépenses jugées inefficaces » a créé « une onde de choc ressentie dans le monde entier, mettant à nu la dépendance de certains pays à l’aide étrangère. »
En Casamance, région du sud du Sénégal longtemps marquée par un conflit qui a duré plus de quatre décennies, les conséquences sont particulièrement sévères.
Le maire de Djinaky, Alphoussény Diémé, témoigne : « On ne s’y attendait pas… Ça nous est tombé dessus d’un coup. » Dans sa commune, environ 3 000 dossiers d’état civil, principalement des demandes d’actes de naissance, sont désormais en attente. Ces documents concernent des personnes nées pendant le conflit, qui a débuté en 1982.
« Certains enfants sont très brillants à l’école, ils doivent passer leur certificat bientôt mais, sans acte de naissance, ils ne peuvent pas s’inscrire.
C’est comme s’ils étaient apatrides, » s’inquiète le maire, cité par Afrique XXI.
Le programme Aliwili, financé par l’USAID et mis en œuvre par plusieurs ONG en partenariat avec l’État sénégalais, jouait un rôle crucial dans le processus de paix en Casamance. Avec un budget total de 16 milliards de francs CFA (25 millions d’euros), il couvrait non seulement les questions d’état civil, mais aussi « la réinstallation des populations déplacées à travers la construction de centaines de logements, la réinsertion des anciens combattants et de leurs familles, et la réhabilitation de certaines infrastructures. »
Henri Ndecky, responsable de la Coordination des organisations de la société civile pour la paix en Casamance (COSCPAC), explique dans Afrique XXI que « ce projet était la concrétisation du processus de paix entre l’État du Sénégal et la faction Jakaay du MFDC. » L’accord de 2023 prévoyait que l’État s’engage en faveur de la réinsertion des combattants et du développement de la région, en échange du dépôt des armes.
« L’aide américaine avait rassuré sur la capacité de l’État à tenir ses engagements, » précise Henri Ndecky.
La suspension de cette aide soulève donc des inquiétudes quant à la pérennité du processus de paix, bien que Lamine Coly, coordinateur de l’Initiative pour la réunification des ailes politiques et armées du MFDC, exclue une remise en cause du processus.
Au-delà de la Casamance, c’est tout le Sénégal qui subit les conséquences de la suspension de l’aide américaine. Selon Afrique XXI, « des programmes de développement sont désormais à l’arrêt ou tournent au ralenti » dans l’ensemble du pays.
« En matière de santé publique, de nombreux centres de santé communautaires dépendant des subventions pour l’achat de médicaments et le recrutement de personnel peinent à maintenir leurs services, » rapporte le magazine. Des programmes dans les domaines de l’éducation, de l’agriculture et de la bonne gouvernance sont également touchés.
L’ampleur de la dépendance du Sénégal à l’aide américaine est considérable : « sur les cinq dernières années, le Sénégal a reçu en moyenne 120 millions de dollars (114 millions d’euros) par an de l’USAID, » sans compter les programmes financés par d’autres agences américaines. Le programme Senegal Compact Power, qui vise à améliorer l’accès à l’électricité pour près de 13 millions de personnes, représente à lui seul un investissement de 600 millions de dollars, dont 550 millions proviennent des États-Unis.
Face à cette situation, le Premier ministre Ousmane Sonko a réaffirmé sa vision souverainiste : « Doit-on continuer à dépendre de l’aide étrangère ? […] Nous devons travailler dur à la mise en œuvre de nos programmes. Si nous faisons cela, nous serons cités, dans les années à venir, parmi les pays les mieux gérés. »
Cette position n’est pas nouvelle. Comme le rappelle Afrique XXI, « depuis son entrée en politique, en 2014, et la création de son parti Les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), Ousmane Sonko défend un programme de rupture, fondé sur une réappropriation de la souveraineté politique, économique et monétaire du Sénégal. »
El Hadj Abdoulaye Seck, économiste au Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp), un mouvement proche de Pastef, va plus loin : « C’est tout un modèle de développement qu’il faut revoir. Depuis l’indépendance, nos dirigeants ont cédé à la facilité de l’aide. »
L’économiste rappelle que cette dépendance a un coût : « Non seulement ces prêts pèsent sur la dette, mais, de plus, ils sont assortis de conditions, tout comme les dons : des critères de gouvernance ou des réformes économiques qui ne sont pas adaptés à nos réalités et poussent les pays à renoncer à leur souveraineté. »
Le programme Senegal Compact Power illustre cette problématique, puisqu’il prévoit une « restructuration » de la Sénélec, la société nationale d’électricité, et une « participation accrue du secteur privé » dans ce domaine stratégique.
Pour réduire cette dépendance, le gouvernement mise sur son Plan Vision 2050, « une feuille de route ambitieuse visant à renforcer l’autonomie économique du pays et à tripler le revenu par habitant d’ici à 2050. » Le financement de ce plan repose sur plusieurs leviers : la croissance économique stimulée par l’exploitation des ressources pétrolières et gazières, une meilleure mobilisation des ressources fiscales, et la contribution de la diaspora.
Babacar Ndiaye, directeur de la Recherche et des publications du think tank sénégalais Wathi, analyse : « On peut considérer la suspension de l’aide états-unienne comme une chance pour le Sénégal si on suit la logique du nouveau gouvernement, car elle incite à mettre en pratique cette notion de souverainisme. »
Cependant, Fadel Barro, cofondateur du mouvement citoyen Y en a marre, appelle à la prudence : « La question immédiate n’est pas de savoir s’il faut se passer ou non de l’aide, car il y a des gens qui se soignent et qui mangent grâce à l’aide. » Pour lui, le Sénégal doit d’abord se concentrer sur des réformes internes pour construire un « État au service de la population. »
Sa conclusion résume parfaitement le dilemme auquel fait face le pays : « Nous n’avons pas identifié quels sont nos besoins. Aujourd’hui, ce sont les bailleurs de fonds qui décident des priorités à la place des Africains et c’est leur liberté. Mais, nous, qu’est-ce qu’on fait ? »
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